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jours menacés par les assassins : « Je serais fâché qu’il cessât d’exister, car je le regarde comme un grand homme, et, connaissant moi-même la faiblesse humaine, j’excuse même ses faiblesses de parvenu. » Quand Napoléon succombera en 1814 sous l’effort de l’Europe coalisée, le grand aventurier, le grand homme redeviendra pour Rostopchine ce qu’il était d’abord : « Quelle fin a eue ce misérable Bonaparte ! depuis son avènement au consulat, la mort du duc d’Enghien et l’aventure de Milan, je me suis convaincu qu’il était un gueux. Sans parler de ses bévues militaires, il s’est montré plus lâche que Néron, car l’autre du moins, n’ayant pas le cœur de se tuer, en a chargé son affranchi. »

Donc en 1801, si Rostopchine renonce au système de guerre contre la France, c’est pour des motifs dans lesquels l’amitié ou l’admiration n’ont rien à voir. Il croit simplement qu’une nouvelle tentative contre la révolution échouerait par les mêmes causes qui ont fait échouer les précédentes, et qu’une troisième coalition ne ferait que justifier un nouvel agrandissement de la France. Lorsqu’il fait échec à la mission de Dumouriez, qui venait de la part de Louis XVIII engager Paul Ier à reprendre les armes, ce n’est point pour rendre service à notre pays : c’est que le remède proposé, par Dumouriez lui paraissait précisément un de ceux que l’on avait déjà employés et qu’il jugeait contraires à la nature du mal. « Les coalitions, les neuf ans de guerre, n’ont fait que réunir les esprits en France… La contre-révolution n’existe que dans les projets et les paroles des aventuriers émigrés et des songe-creux politiques. » Puis il commence à croire que la Russie a peut-être d’autres ennemis que la France ; il ne sait si son démembrement ne favoriserait pas les projets envahissans de l’Angleterre, l’accroissement des maisons d’Autriche et de Brandebourg, « toutes deux nos voisines et toutes deux jalouses de notre prépondérance. »

M. de Ségur se demande si, dans ce revirement de la politique du tsar qui le rapprochait des Français, « Rostopchine le poussa ou chercha à le retenir dans cette voie où il l’avait si sagement engagé. » Il paraît plus probable qu’il s’efforça de le retenir. Paul Ier à cette époque affectait de s’entourer des portraits du premier consul, de boire publiquement à sa santé, il enjoignait à Louis XVIII de quitter Mittau dans les vingt-quatre heures ; les flottes et les armées russes se préparaient à agir de concert avec celles de France. Rostopchine ne pouvait partager cet enthousiasme. Sa liaison avec Semen Voronzof nous en est un gage ; l’ambassadeur de Russie à Londres était resté ferme dans ses idées d’hostilité envers la grande république. Ce désaccord avec la politique nouvelle fut sans doute la cause de sa disgrâce et de son rappel. C’est probablement à cette occasion que Rostopchine lui adressa, en chiffres, la