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mettant lui-même le feu dans sa chambre à coucher, puis tout à coup ému des souvenirs que lui rappelle son lit de noces, priant le commissaire britannique de se charger lui-même de sa destruction ? Qui des deux a menti, ou Rostopchine à son meilleur ami, ou Wilson à la postérité ? Si les documens produits par M. Barténief ne décident pas la question, ils prouvent du moins chez Rostopchine une singulière inconscience du vrai et du faux. Tous les textes qui nous sont parvenus témoignent d’une prodigieuse versatilité chez cet homme, qu’on se représenterait volontiers comme un Romain de l’antiquité, justum et tenacem propositi virum. En 1812, il déclare au peuple russe, en 1813, il écrit à Semen Voronzof que c’est Napoléon qui a brûlé Moscou ; en 1814, il s’enorgueillira de la haine furieuse que lui porte Bonaparte et qui « a rendu son nom immortel comme celui de Sidney Smith ; » en 1816, il confiera à sa fille que l’incendie est « un événement qu’il a préparé, mais qu’il a été loin d’effectuer ; » en 1817, il contera à Varnhagen qu’il s’est contenté. « d’embraser les esprits des hommes ; » en 1823, le titre d’incendiaire l’ennuie décidément, il ne veut plus jouer avec le feu, il a hâte d’en finir avec cette fable. Rostopchine se vantait, comme on sait, d’être un excellent comédien ; peut-être a-t-il simplement cherché à travers mille tâtonnemens à se faire une tête, comme on dit en langage de théâtre, modifiant son rôle suivant les circonstances et le goût changeant du public, et, comme ce public n’est plus monté au diapason héroïque, s’appliquant enfin à rendre son masque moins effrayant et moins tragique.

Vers le temps où il ne se défendait pas trop d’une si glorieuse accusation, il conçut le désir d’obtenir de la Cité de Londres une récompense honorifique : « une épée, un vase, le droit de bourgeoisie, tout me serait honorable d’une nation qui sait priser les bonnes actions, et mes droits sont la haine du Corse et le mal que je lui ai fait. » Quel mal, sinon l’incendie de Moscou ? On peut s’étonner de voir Rostopchine, ce hautain, ce dédaigneux philosophe, courir après les distinctions, et quelles distinctions ! octroyées non par un autocrate, un prince légitime, mais par une démocratie de moujiks de commerce, par un peuple de roturiers affranchis, qui depuis les siècles des Plantagenets et des Tudors se trouvait bien des « utopies constitutionnelles. » Dans le même temps, il demande pour son fils un ordre napolitain, que la comtesse Rostopchine trouve avec raison fort ridicule. A sa demande d’une distinction anglaise, Semen Voronzof lui répond que la Cité de Londres n’est pas ce qu’il pense, que c’est « la populace qui y domine, que cette corporation est tombée dans le plus profond mépris, étant dirigée par des jacobins, qu’elle a prodigué le droit de bourgeoisie, les tabatières et les coupes de vermeil à des gens condamnés par