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longue, assez animée, toujours sur un ton d’urbanité et de courtoisie… En nous séparant il m’a serré la main et m’a dit : Laissez-moi espérer que même politiquement nous ne serons pas toujours ennemis. De ces paroles, je conclus que Buol est assez ému des manifestations de l’opinion en notre faveur, et peut-être aussi de ce que lui aura dit l’empereur… Orlof m’a fait mille protestations d’amitié, il a reconnu avec moi que l’état de l’Italie était insupportable… Le Prussien lui-même dit du mal de l’Autriche. Au bout du compte, si l’on n’a rien gagné pratiquement, devant l’opinion publique la victoire est entière… »

Jusqu’où allait réellement cette pensée, cette velléité de guerre immédiate dont Cavour avait un instant paru se flatter ? Évidemment elle ne pouvait aller bien loin. Elle n’était pas encouragée à Paris, et, dans ce voyage à Londres que lui conseillait l’empereur, Cavour ne tardait pas à s’apercevoir qu’il n’y avait rien à espérer. Un accueil gracieux de la reine et du prince Albert, qui lui témoignaient un intérêt un peu platonique pour les affaires d’Italie, une invitation à une revue navale, des protestations de sympathies des tories comme des whigs pour le régime constitutionnel piémontais, tout cela, il le trouvait à Londres ; au-delà il trouvait les Anglais peu échauffés pour la question nationale. Le fait est qu’il pouvait à peine voir lord Palmerston, et que l’entretien qu’il avait eu à Paris avec lord Clarendon ne se renouvelait pas à Londres. Cet esprit si ferme revenait bien vite à la vérité pratique, au sentiment des circonstances ; mais, si cette guerre qu’il avait prématurément rêvé de rallumer au lendemain d’une paix si récente, n’était pour le moment qu’une illusion, s’il ne pouvait avoir tout ce qu’il voulait, ce qu’il avait réellement obtenu ne restait pas moins très sérieux et singulièrement encourageant. Que fallait-il donc de plus ? Le Piémont venait de mêler ses armes aux armes des premières nations du monde, et il avait effacé le souvenir pénible de sa défaite ; il avait montré au feu des grandes batailles ce qu’un des chefs français, Bosquet, appelait « un bijou d’armée. » Il venait de s’asseoir autour du tapis vert d’un congrès, à côté de la France, de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, et il avait tenu son rang. Il s’était fait Européen et il avait prouvé que l’importance d’un pays se mesure à l’habileté, à la vigueur plus encore qu’au territoire. Il avait conquis le droit de toucher aux questions défendues, de parler pour l’Italie, de se constituer le plénipotentiaire de l’Italie.

Tout cela était le prix d’une politique menée avec autant de suite que de résolution, et lorsque Cavour, rentrant à Turin après le congrès, rencontrait devant lui les oppositions qui l’avaient assailli