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l’urgence par des raisons d’humanité autant que par des raisons de politique ; mais il paraît que dans le langage nouveau, quand on parle d’urgence, cela veut dire que rien n’est pressé, qu’on peut prendre son temps. Le sénat a pris son temps, la chambre des députés a pris son temps. Entre les deux assemblées, il y a eu un assaut de tactique pour se renvoyer mutuellement le mérite ou la responsabilité de l’initiative. On a si bien fait que les rapports des deux commissions n’ont été présentés qu’au dernier jour de la session par M. Paris au sénat, par M. Leblond à la chambre des députés, — et le gouvernement contrit n’a trouvé rien de mieux que de se résigner à un ajournement ! Il s’est tiré d’affaire en prenant à partie les bonapartistes, qui ont triomphé ironiquement de toutes ces hésitations et se sont fait un jeu de demander une discussion immédiate. Disons le mot, tout cela a été conduit d’une assez triste façon, avec peu de ménagement pour des familles à qui on laisse une vaine espérance, avec peu de respect pour le pays, qui a le droit de se demander ce que signifient ces tactiques évasives.

Que le rapport de M. Leblond soit une première satisfaction par la sévérité de ses jugemens et de ses conclusions sur les crimes de la commune, sur l’impossibilité de toute amnistie générale ou partielle, fort bien ; mais un rapport n’est qu’un rapport, et la gauche modérée, le gouvernement, n’ont pas vu, que, pour ne point avoir l’air de céder aux ironiques provocations des bonapartistes, ils risquaient de laisser un semblant de victoire aux partisans de l’amnistie, qui depuis le premier jour ont tout mis en œuvre pour annuler la déclaration d’urgence. L’opinion est faite, dit-on, la question est tranchée d’avance par le rapport. — Si c’était aussi simple, que ne votait-on tout de suite ? Où donc la nécessité d’un atermoiement équivoque ? Le gouvernement avait-il un sentiment si modeste de son rôle, de son autorité, qu’il ne se crût point assez fort pour obtenir le dépôt d’un rapport trois jours plus tôt ? — S’il faut encore des méditations, si la question a besoin d’être mûrie, comme l’a dit M. le ministre de l’intérieur, rien n’est donc fait ? Tout reste en suspens, et c’est bien ainsi effectivement que les partisans de l’amnistie l’entendent. Depuis le vote d’ajournement, ils ont repris leur assurance, ils gardent le droit de secouer ce fantôme. Ils ne comptent pas sans doute faire passer l’amnistie tout entière, comme ils la voudraient ; mais ils ne désespèrent pas, à force d’obsessions et de tactiques, d’arriver à obtenir des concessions, des atténuations, qui leur paraîtraient une demi-victoire. Au lieu d’une question décidée, fermée, on a une question ouverte, indécise ; dont tous les partis peuvent se servir, les uns pour tenir en haleine des passions révolutionnaires, les autres pour réveiller les inquiétudes, les défiances du sentiment conservateur. Voilà ce qu’on a gagné à dévier de ce programme de l’urgence, qu’on avait prudemment adopté tout d’abord, La majorité a manqué de