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Dans la vie de privations qu’ils mènent sous leurs grossières tentes de peaux de bœufs, les toldos, où ils sont périodiquement exposés à mourir de faim, les Indiens ont une préoccupation principale, leur cheval de guerre. Ils ne l’aiment point comme l’Arabe, le maltraitent souvent et le surmènent sans pitié ; mais le choix et l’éducation de cet indispensable auxiliaire est leur plus cher souci. Le premier soin d’un Indien au retour d’une expédition, avant d’embrasser ses enfans et de battre ses femmes, est de mettre à part son lot de chevaux volés et de les installer dans un bon pâturage pour les refaire. Bientôt il pourra placer sur chacun d’eux un poids équivalent à celui de la selle et du cavalier, et les pousser à fond de train, jusqu’à les épuiser de fatigue, à travers des fondrières où les animaux enfoncent jusqu’au ventre. Il discerne sûrement ainsi les plus vigoureux. Le reste est mangé, et cette façon originale de mettre l’hippophagie au service de la sélection lui permet de ne dresser que des bêtes supérieures, qu’il rend bientôt, par de savans procédés d’entraînement, aussi rapides que dociles et infatigables. Tout cheval de pampa[1] fait facilement, chargé, 30 lieues par jour. Un Indien en amène cinq ou six, quelquefois douze ou quinze, dans ses incursions, et est assez agile cavalier pour pouvoir, si celui qu’il monte faiblit dans une fuite, sauter sans mettre pied à terre sur un de ses chevaux de réserve, qu’il bride tout en courant. On comprend combien il est difficile de les atteindre. Là est leur grande force. Leurs armes, la lance et le couteau, causent peu d’inquiétude aux troupes de ligne, et ne sont redoutables que pour les paysans effarés qu’ils surprennent. Ils égorgent leurs prisonniers suivant les circonstances. Ordinairement ils les égorgent, les trouvant encombrans ; mais ils font cas des femmes chrétiennes et s’efforcent d’en ramener à leurs tolderias, où ces malheureuses, exposées d’un côté aux brutalités et aux caresses, peut-être plus repoussantes encore, de leurs maîtres, de l’autre à la jalousie féroce des dames du logis, ont un sort effroyable. Les calculs les plus autorisés évaluent à une vingtaine de mille lances la force totale des tribus du sud. Les rapines de ces misérables hordes ont prélevé sur les propriétaires argentins un tribut qui, d’après le colonel don Alvaro Barros, un des hommes qui ont traité avec le plus de compétence les questions de frontière, n’a pas été moindre de 200 millions de francs en vingt années ; ils obligent la république à maintenir une armée dont l’entretien pendant la même période représente une somme au moins égale. Ils coûtent donc, en dehors des dons en argent et des rations en nature qu’on leur fournit, 40 millions par an à un pays qui, au moment de la révolution de septembre

  1. On appelle plus particulièrement pampa le domaine des Indiens, par opposition au campo, ou prairie déjà conquise à l’industrie pastorale.