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1874, a pu mettre en quelques jours sous les armes plus de 60,000 combattans.

C’est qu’autant la politique des anciens conquérans était ferme et nette à l’égard des races aborigènes, autant la politique des Argentins, depuis l’émancipation, a été contradictoire et embarrassée. Sans doute ce n’est point chose aisée que de garder efficacement contre de rapides incursions une ligne de 300 lieues, pour ne parler que de la frontière sud. C’eût été là un problème grave, même pour un peuple pourvu d’institutions bien assises et de ressources militaires considérables. Combien plus grave ne devait-il point paraître à une nation naissante, en proie aux convulsions de son laborieux enfantement à la vie politique, pauvre d’hommes, d’expérience et d’argent ! Toutefois, si ardu qu’il pût être, il est clair que la meilleure manière d’en avancer la solution était de là poursuivre avec esprit de suite et ténacité. Or il n’est point de question où les gouvernemens successifs aient été aussi prompts à se déjuger les uns les autres, souvent à se déjuger eux-mêmes du jour au lendemain. On flatte les Indiens et on les menace tour à tour ; on les appelle et on les combat, on les utilise et on les trompe. Tantôt ce sont des frères de race, des frères d’armes, — et de fait leurs contingens de cavalerie irrégulière ont figuré dans les combats de l’indépendance et dans presque toutes les guerres civiles. Tantôt, à la suite de quelque abominable fredaine de leur part, il n’est plus question que de les exterminer, et finalement on traite avec eux. Souples et rusés comme des renards, clairvoyans comme des enfans, mais des enfans pervertis, les Indiens se sont parfaitement rendu compte de ces inégalités d’humeur et de conduite. Les Machiavels de la pampa ont démêlé bien vite le parti qu’en pouvaient tirer des gens pour qui les mots ioyauté et perfidie sont tout à fait dénués de sens. Ils acceptent avec empressement les conventions pacifiques, car ils y gagnent toujours quelque chose, et en leur âme et conscience ne se croient obligés à rien par les engagemens qu’ils contractent.

Ce n’est pas ainsi que l’entendait le dictateur don Juan Manuel Rosas, qui avec peu d’élémens est en somme celui qui a le plus fait pour la sécurité de la frontière. Sa méthode n’était point sentimentale. Il assurait aux Indiens qui se soumettaient des avantages positifs, mais il les obligeait par le fer et le sang à prendre au sérieux leurs propres promesses. Toute violation des traités était punie avec une sauvage rigueur. Il existe dans les profondeurs du désert un petit lac, une laguna ; que les Indiens appellent encore « la rouge, » parce qu’une tribu entière y fut passée au couteau. C’était un des moyens favoris de Rosas, une sorte de procédé de gouvernement à son usage, de traiter les ennemis et les suspects comme des