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petite ville de l’Azul, limite sud des territoires chrétiens. Le commandement en fut confié à un jeune homme dont les brillans débuts présageaient déjà les hautes destinées, mais qui n’avait pas encore contracté sans doute l’imperturbable sévérité qu’il devait opposer plus tard aux enivremens du succès comme aux rigueurs de la fortune. C’était don Bartolome Mitre, alors colonel et ministre de la guerre. Débarqué à l’Azul la cravache à la main, il déclara dans un discours resté célèbre que cette arme lui suffisait pour en finir avec les Indiens et qu’il répondait « de la queue de la dernière vache de la province. » Il se mit en campagne le lendemain, et n’alla pas loin. À quatre lieues de là, au pied d’une colline de médiocre élévation qu’on aperçoit distinctement de l’Azul même, il se laissa surprendre et entourer par les forces réunies des caciques Catriel et Cachul, qui lui prirent ses chevaux et le harcelèrent si bien qu’après avoir brûlé harnais et bagages pour ne point laisser de butin au pouvoir de l’ennemi, la malheureuse colonne dut retourner à pied à l’Azul. Elle se donna garde d’en sortir de sitôt, laissant les Indiens s’emparer de toutes les vaches qui paissaient au sud et à l’ouest de la province. Don Bartolome Mitre s’empressa de retourner à Buenos-Ayres, où de beaux triomphes de tribune dédommagèrent vite l’homme politique des mésaventures du ministre de la guerre.

Cette journée de Sierra-Chica ne fut pas une défaite ordinaire. Le nom même du chef qui avait préparé et commandé l’expédition suffisait pour assurer à cet événement, en lui-même secondaire, une influence durable sur la politique argentine à l’égard des Indiens. Don Bartolome Mitre était un des personnages les plus importans du parti libéral. Il ne devait point tarder à devenir l’âme d’un groupe nombreux, influent et riche, qui le porta au pouvoir suprême et l’y maintint de longues années. Les amis du général Mitre ne pouvaient manquer de s’exagérer l’importance militaire des tribus indiennes après la rude leçon infligée par elles à l’homme distingué qu’ils reconnaissaient pour leur chef. Tout d’abord on traita avec les caciques Catriel et Cachul, on leur donna des terres, des rations, une paie militaire, à la condition qu’ils prêteraient leur concours contre les invasions du dehors. La théorie que les Indiens pouvaient seuls venir à bout des Indiens commençait à se faire jour. Ces idées ne prirent que plus de force après l’échec d’un membre de la même famille, le colonel don Emilio Mitre, dans une velléité de guerre offensive. Chargé d’aller, à la tête de forces imposantes, attaquer une tribu, don Emilio Mitre, égaré par ses guides, non-seulement ne trouva point le village indien qu’il cherchait, mais encore, errant à l’aventure dans des plaines sans eaux, vit périr de soif tous ses chevaux, dut abandonner son artillerie et