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manquaient pas non plus du reste. Les cabaretiers surtout ne voyaient pas sans amertume s’envoler cette belle clientèle de près de deux mille buveurs. La politique ne resta pas étrangère au débat., Les mitristes combattaient le traité sans savoir pourquoi, pour faire échec au gouvernement, et après avoir dépeint le général Cipriano Catriel comme un martyr de la bonne cause, ils n’hésitaient pas à représenter son frère et assassin Juan José ainsi que sa tribu comme des proscrits que l’on internait dans le désert pour les punir de leur fidélité aux vaincus. Les alsinistes de leur côté, qui avaient là une belle occasion de prendre des airs de triomphe, ne manquaient pas de la gâter en en abusant. Pendant ce temps, les gens avisés se rendaient sans bruit à Buenos-Ayres pour solliciter la concession des terres publiques que le départ des Indiens allait laisser vacantes. Enclavées dans des terres depuis longtemps peuplées, engraissées par le long séjour des Indiens, situées aux portes de l’Azul, elles avaient une valeur que les terres publiques du désert sont loin de présenter, et étaient déjà l’objet d’ardentes compétitions. Les Galiciens, un moment déconcertés par ce coup imprévu, réalisaient leur stock de cuirs, bouclaient leurs malles, et s’apprêtaient à suivre dans leur exode leurs bons amis de la tribu. Quant aux héros de l’aventure, aux Indiens eux-mêmes, ils restaient impénétrables, tout en continuant à se plaindre que le service était trop lourd, c’est-à-dire trop régulier, et en soulevant sur le mode et les conditions de leur prochain départ des objections de détail incessantes.

Pour en finir avec ces arguties, d’ailleurs inévitables avec, des Indiens, le docteur Alsina se rendit à l’Azul, et convia les chefs de la tribu à une conférence, à un parlement, c’est le mot consacré. On devait y résoudre les dernières difficultés. Notre petite expédition d’ingénieurs et d’arpenteurs était alors depuis quelques semaines à la besogne, découpant avec conscience sur cette vaste plaine légèrement ondulée les futurs domaines de Catriel et de ses gens, — une estancia d’une lieue carrée pour le cacique, des chacras de 170 hectares pour les chefs secondaires, des quintas de 35 pour les simples lances. Ce travail avançait rondement ; mais il n’avait, pas été facile de le mettre en train. Le choix de l’emplacement, la répartition des lots, le tracé de la ville, étaient assujettis à des conditions très-complexes et malaisées à concilier. L’établissement sans précédens que l’on projetait était à la fois un établissement militaire destiné à surveiller la frontière, mais qui avait besoin lui-même d’être attentivement surveillé, — c’était encore une colonie pastorale et agricole, — c’était enfin le germe d’une ville. Autant de points de vue, autant d’exigences contraires, qu’on avait du tâcher de satisfaire tant bien que mal. Il était