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considérable venant du désert. On mit l’arme au poing sans ralentir l’allure ; mais ils s’étaient arrêtés en nous apercevant, et nous laissèrent passer. Un peu plus loin encore, des autruches effarées traversèrent le chemin. Il y avait donc à quelques lieues une nombreuse colonne indienne arrivant au galop. Ceux-là, nous n’avions rien à en craindre ; mais nous ne pouvions nous empêcher d’être frappés des proportions inaccoutumées et inquiétantes de cette invasion, qui semblait pénétrer de toutes parts sur une largeur de plus de quinze lieues et qui coïncidait avec le soulèvement de Catriel. Cela ne nous empêchait pas de savourer l’émotion de ces scènes étranges, rehaussées plutôt que gâtées par une légère pointe de danger. Un radieux soleil nous éclairait. Nous buvions à pleins poumons l’air de la pampa, si vif et toujours frais quand on va vite. Or nos chevaux allaient vite. Les intelligentes bêtes avaient compris l’avertissement donné par le canon et par la fuite des autruches. On avait peine à les maîtriser.

Enfin on vit poindre à l’horizon le petit tas de boue qui avait nom fortin Aldecoa, et l’on put constater avec joie que le grand char qui nous servait tour à tour de véhicule de dépôt et de maison dessinait à la place ordinaire sa silhouette singulière, presque aussi haute que le fortin. Nos tentes aussi piquaient la plaine de petites taches blanches. Le camp était toujours là. Quelques instants après, nous serrions la main de ses défenseurs. L’alerte du matin avait été sérieuse. Partis de bonne heure pour leur travail avec trois soldats malgré la sainteté du jour, mes deux Français avaient porté la peine de leur impiété. Ils avaient eu la fâcheuse surprise, en prolongeant un alignement, de trouver au bout de leur lunette, au lieu du jalon qu’ils cherchaient, une centaine de cavaliers. Ils n’eurent que le temps de sauter à cheval et de galoper vers le fortin, suivis de près par leurs ennemis. Un autre escadron plus nombreux, émergeant à toute bride d’un bas-fond où il se tenait caché, s’efforçait de leur couper la retraite. Leur salut fut une question de secondes. Un de leurs soldats reçut deux coups de lance, blessures peu sérieuses du reste : trois jours après, il était à cheval. Un autre, qui avait profité de notre absence et du sommeil de l’officier pour violer la règle établie et s’alléger au départ de sa carabine, montra bien que les plus imprudens ne sont pas toujours les plus braves. Il perdit la tête, et alla donner comme un fou dans le gros des poursuivans. Il fut saisi et entraîné. On retrouva trois jours après, à une lieue de là, son cadavre complètement dépouillé, accroupi, les mains liées aux talons et la gorge ouverte. Les honneurs de la journée furent pour le troisième soldat, un vétéran qui cachait une fermeté admirable sous des dehors apathiques et sous le nom de Cordero, qui signifie mouton. Monté sur un vieux petit