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cheval rouge qui pouvait à peine se traîner, plus éloigné du fortin que tous les autres, il eut le chemin coupé par un peloton indien. Sa carabine au poing, il piqua droit sur eux, et les traversa au petit galop, sans se presser, présentant à droite et à gauche aux plus entreprenants la gueule de son arme. Cette démonstration suffisait pour qu’ils se dérobassent. Il ne tira qu’en mettant pied à terre. C’est une excellente pratique, dans ces sortes de surprises, de garder son coup en réserve. Les Indiens ont un grand respect pour une arme chargée, mais ils fondent comme des loups sur l’imprudent qui a lâché sa balle trop vite. Pendant ce temps, l’imberbe sous-lieutenant qui commandait notre escorte, réveillé avec peine, laissait voler nos chevaux par les Indiens de garnison au fort et ne donnait aucun ordre. Nos Français, à peine descendus de cheval, ouvrirent le feu, qui devint aussitôt général et mit les Indiens en déroute. Ils firent mieux, car ils étaient devenus subitement enragés en sentant la poudre ; ils dirigèrent une sortie au pas de charge pour dégager le blessé, tombé de cheval et entouré. On eut même un moment l’espoir de sauver le prisonnier, qu’on voyait, presque à portée de carabine, se débattre au milieu d’un groupe prêt à fuir ; mais il se laissa hisser en croupe d’un Indien, et tous s’envolèrent. On avait vu tomber cinq ou six ennemis tués raide. On ne sut jamais combien on en avait blessé, car l’Indien, atteint même gravement, ne vide jamais les arçons. Il embrasse étroitement le cou de son cheval, qui l’emporte hors du champ de bataille. Les Indiens, avec leurs lazos, traînèrent au loin leurs morts pour les ensevelir. Ils font toujours de grands efforts pour ne pas laisser au pouvoir des vainqueurs les dépouilles de leurs camarades. Le point d’honneur d’aller les recueillir et de leur donner une sépulture convenable est le seul sentiment qui puisse les rendre hardis contre les feux de peloton, dont ils ont une frayeur panique. Les soldats connaissent le prix qu’ils attachent à ces derniers devoirs rendus aux morts, et ils ne manquent jamais de laisser pourrir en plein champ les corps de ceux qu’ils tuent. Les Indiens se font un plaisir, le cas échéant, de leur rendre la pareille. Ah ! ce n’est pas une guerre chevaleresque que la guerre de frontière !

Telle qu’elle est, nous y prenions goût. Mes apprentis héros étaient dans le ravissement de leurs débuts militaires, et les soldats partageaient cette belle humeur. Le prisonnier qu’on avait laissé au pouvoir des sauvages fut vite oublié. Il était nouveau dans le corps et depuis très peu de jours parmi nous. On ne le connaissait guère. Comme il ne s’était pas défendu, nous nous bercions de l’espoir que les Indiens se contenteraient de l’emmener prisonnier ; c’était oublier qu’il était nègre, et qu’ils ne font jamais quartier aux hommes de couleur. Au fond, s’il était possible d’imaginer mieux