Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

journées sur un cheval sans selle à diriger les troupeaux et trois nuits à la belle étoile, attaché de court à un piquet.

Catriel nous l’envoyait en parlementaire et lui avait promis sa liberté, s’il réussissait dans sa négociation ; le cacique nous faisait majestueusement offrir la paix ou la guerre, nous déclarant qu’il avait de quoi nous passer sur le corps, mais qu’il nous donnait sa « parole d’honneur » de ne pas nous inquiéter, si nous ne l’attaquions pas nous-mêmes. Malgré la gravité des circonstances, un éclat de rire homérique accueillit cette tirade ; la parole d’honneur de Juan José Catriel ! Le pauvre platero, qui ne s’attendait point à ce résultat, en fut tout décontenancé. Il avait deux ou trois fois interrompu sa harangue pour nous supplier de faire attacher son cheval, resté libre au pied du fortin, ajoutant que, si la bête s’échappait, il était un homme perdu… On lui fit entendre qu’il faisait désormais partie de la garnison du fortin, et que, s’il périssait en cette occurrence, il périrait en bonne compagnie. Cela ne faisait point son affaire. S’il restait avec nous, cela signifiait que nous voulions la bataille. Le cacique lui avait fort parlé de 600 Indiens armés de fusils, qu’il possédait dans son armée. Nous savions bien que les Indiens avaient des fusils, mais nous n’ignorions point qu’ils ne savaient pas s’en servir. Ces 600 tirailleurs trottaient dans la cervelle du parlementaire, qui ne trouvait pas possible que 18 hommes eussent la prétention de tenir contre 3,000. Il insista tellement pour retourner parmi les sauvages, et ce désir paraissait si peu naturel, d’après ce qu’il racontait lui-même de ses souffrances au milieu d’eux, que nous commencions à croire qu’il serait bon de le lier de cordes, car ce pouvait être un espion. La proposition en fut faite. Pourtant le fin gaucho s’y prit si bien que, les bêlemens des moutons aidant, nous le laissâmes repartir pour signifier au cacique que nous ne ferions pas de sortie, mais que nous tirerions sur quiconque passerait à portée de fusil. Il s’en alla radieux, nous remerciant avec effusion de lui avoir sauvé la liberté et la vie. On n’avait pas la même confiance au fortin et on y restait sur le qui-vive ; mais il connaissait mieux que nous son Catriel. Il affirma d’abord au cacique que les ingénieurs n’étaient pas dans le fortin, qu’il n’y avait que des uniformes. Catriel poussa un soupir. Il crut devoir ajouter qu’il y avait au moins une soixantaine de soldats, et qu’il avait vu trois canons du côté par lequel on l’avait introduit. C’était un mensonge hardi : 60 hommes et 3 canons n’auraient pas tenu dans le fortin. Les Indiens étaient trop pressés pour prendre garde à ce détail. Catriel et Rumay, le chef des Indiens du désert, donnèrent des ordres pour que leur colonne, décrivant autour du fortin un demi-cercle de 2 kilomètres de rayon, ne nous fournît pas l’occasion d’exercer notre adresse. Quant au captif, Catriel lui tint parole,