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relations avec les officiers turcs, parcourir la ville en tout sens, explorer les environs, me renseigner sur la position des raïas et sur leurs griefs véritables contre les musulmans de Bosnie ; mais on conçoit facilement que ces allées et venues d’un étranger qui veut tout voir, qui désire tout apprendre, que le spectacle le plus vulgaire intéresse et pour lequel la notion la plus élémentaire a son prix, créent pour lui un danger permanent dans un pays en état d’insurrection, habité par une population soupçonneuse et fanatique. Tout l’arrête et tout lui est un obstacle : il doit trouver des moyens de locomotion, il faut manger, dormir, s’arrêter la nuit dans les caravansérails, presque toujours visités par des détachemens ou par quelque gendarme de service ; son costume même dénonce l’étranger ; son langage, ses démarches, ses déplacemens constans, tout est suspect en lui et tout l’accuse.

La grande route est encore plus sûre que la ville dans les conditions actuelles. Le croirait-on ? on y souffre de la faim sans pourtant jamais reculer devant la dépense. Les gens du quartier serbe ne veulent pas aller au marché turc, ils se contentent de farine de maïs, de riz, d’œufs et de laitage ; le pain ne manque pas et le vin est abondant ; mais comme les chrétiens des environs ne viennent plus apporter leurs produits, là se bornent les ressources. Pendant cette quinzaine, mon hôte a tué un mouton : cette fois toute la famille a mangé pour plusieurs jours, mais depuis je n’ai plus eu l’occasion de voir la viande figurer dans mes menus ; on n’ose même pas pêcher dans la Verbaz. J’avais aussi compté sur la société des ingénieurs et sur leur habitude de la localité ; mais ils habitent loin de la ville et ne communiquent que difficilement. Les excursions sont très dangereuses, les difficultés des communications très grandes : il faut rentrer au coucher du soleil sous peine de se voir refuser le passage ; toutes ces conditions m’ont absolument isolé et condamné à l’inaction. Si je circule dans la ville turque, on me suit ; j’ai été conduit au konah deux fois, et désormais je suis surveillé et considéré comme un espion. Je ne parle pas d’ouvrir un album et de fixer les aspects de la ville ou les types si étranges et si caractérisés de la population serbe ; ce serait un péril réel que de tenter de le faire. J’ai pu amener à mon domicile une famille de raïas tout entière, qui à posé longuement devant moi ; mais il a fallu dépenser beaucoup de diplomatie ; beaucoup de persistance, et employer, pour arriver à ce but, l’influence des quelques officiers supérieurs et des chirurgiens que la vue des esquisses faites précédemment avait intéressés ; il est impossible enfin de recevoir de lettres et il est inutile d’en écrire, car il n’y a pas de courrier. La vie est donc véritablement suspendue, et tout ce qui m’entoure, si intéressant à étudier ; me devient inutile ; tout au plus puis-je, la