Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/235

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

révision de l’œuvre judiciaire de 1871, il n’y aura pas l’amnistie qu’on demande ; le gouvernement la combattra, et il ne se trouvera pas une majorité parlementaire pour la voter. Ce n’est pas là le danger ; ce qui est peut-être plus réellement à craindre aujourd’hui, c’est qu’à la faveur de toutes ces équivoques, ces confusions et ces obscurités qu’on accumule, une certaine hésitation ne finisse par se produire et par troubler la netteté des résolutions. On ne veut pas de l’amnistie, on voudrait bien cependant avoir l’air de faire quelque chose, et voilà M. Ernest Picard lui-même qui, malgré tout son esprit et sa sagacité, se croit obligé de se mettre en campagne pour chercher une solution, une combinaison. Qu’a-t-il trouvé en s’aidant de la collaboration d’un de ses collègues nouveau-venu dans les assemblées, M. Corentin Guyho ? Il voudrait que la prescription fût dès ce moment acquise à un certain ordre de délits se rattachant au mouvement insurrectionnel de 1871, et il, voudrait aussi que la juridiction des conseils de guerre cessât d’être appliquée à des crimes datant de la même époque, sur lesquels la justice pourrait avoir encore à prononcer. Assurément, au premier abord, ce n’est pas bien grave ; il n’y a qu’une difficulté : pour en arriver là, il faut suspendre certaines dispositions de droit commun qui ont été appliquées à d’autres, et quelle est la raison sérieuse de faire fléchir la loi dans les circonstances dont M. Picard veut bien s’occuper ? Crimes ou délits ont-ils des titres particuliers, méritent-ils plus d’intérêt parce qu’ils se rattachent à la commune ? Si l’on entre dans cette voie d’exception, si l’on se met à créer des conditions distinctes selon les dates, selon les situations, selon les catégories, où s’arrêtera-t-on ? Les anomalies, les inégalités, les décisions arbitraires sont inévitables.

Qu’on y prenne bien garde : hors de l’amnistie, dont on ne veut pas, dont on a raison de ne pas vouloir, il n’y a qu’une manière d’en finir ; le plus simple est de rester dans la vérité politique et constitutionnelle. Que les chambres rentrent dans leur sphère, qu’elles cessent d’agiter une question dont elles sont visiblement embarrassées, et qu’elles laissent M. le président de la république, M. le garde des sceaux poursuivre leur œuvre régulière d’atténuation, de clémence, dont l’efficacité morale serait nécessairement affaiblie par tous ces expédiens équivoques ou insuffisans. À vrai dire, le projet de M. Ernest Picard n’a d’importance que parce qu’il est un des symptômes les plus significatifs de ce besoin qu’éprouvent certains esprits d’avoir l’air de faire quelque chose en faisant le moins possible, et c’est là surtout qu’éclate le danger de cet ajournement proposé par tactique, accepté sans conviction. Rien de tout cela ne serait arrivé, si le ministère, au lieu de se laisser jouer au dernier moment par une manœuvre radicale, eût maintenu sa demande d’urgence, s’il eût réclamé avant les vacances une solution conforme au sentiment comme aux intérêts du pays ; puisqu’il a manqué l’occasion il y a un mois, ce qu’il a de mieux à faire aujourd’hui, c’est de la