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Je ne crois pas que l’école doctrinaire fût parvenue à stériliser un esprit aussi productif que celui de Michelet, et peut-être eût-il pu recevoir de ces maîtres quelques leçons de critique et de goût qui ne lui auraient pas été inutiles. Il fit bien cependant de ne pas rechercher le commerce d’hommes qui auraient mal compris le tour particulier de son génie, et qui l’ont payé de retour en fait d’injustes dédains. Il y avait d’ailleurs quelque fierté dans cette résolution de ne pas demander la fortune à des succès littéraires de plus ou moins bon aloi et « d’avoir un métier. » Michelet s’inspirait en cela d’un sentiment délicat de la dignité personnelle, qui ne lui a jamais fait défaut dans la vie privée. Il trouva au reste dans cette carrière parfois assez ingrate de l’enseignement une douceur que des esprits plus rassis que le sien n’y ont pas toujours rencontrée. Écolier, il avait souffert plus que personne des cruautés de l’âge sans pitié, et il appelait délibérément ses camarades des ennemis. Professeur, il s’émut bien vite de tendresse pour ces jeunes intelligences curieuses et dociles avec lesquelles il entra sans peine en communication de cœur et d’idées. « Ces jeunes générations aimables et confiantes qui croyaient en moi me réconcilièrent avec l’humanité. J’étais touché, attristé souvent aussi de les voir se succéder devant moi si rapidement. A peine m’attachais-je que déjà ils s’éloignaient. Les voilà tous dispersés, et plusieurs (si jeunes !) sont morts. Peu m’ont oublié ; pour moi, vivans ou morts, je ne les oublierai jamais. Ils m’ont rendu sans le savoir un service immense. Si j’avais comme historien un mérite spécial qui me soutînt à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement qui pour moi fut l’amitié. Ces grands historiens ont été brillans, judicieux, profonds ; moi, j’ai aimé davantage. »

Ce furent, dans la vie de Michelet, des jours heureux que ceux où il partait le matin de chez lui et remontait la rue Saint-Jacques pour se rendre à son cours en frac noir, en escarpins, sans paletot, insensible cependant au froid et à la bise, « tant était ardente la flamme intérieure. » Tels il nous a représentés, aux jours du grand mouvement de la renaissance, les hommes, les vieillards, les enfans, remontant de grand matin, dans la nuit encore noire, cette même rue Saint-Jacques, portant sous un bras un lourd in-folio et tenant de l’autre main un chandelier de fer. Peut-être rêvait-il alors à ces jours encore plus lointains où les écoliers accourus à la voix d’Abélard peuplaient les flancs de la montagne Sainte-Geneviève depuis les sommets de la tour de Clovis jusque dans les fonds de la rue du Fouarre, jours radieux où l’éloquence du maître trouvait dans l’amour d’une femme sa plus douce récompense. La tendresse pour de petits écoliers de douze ans ne pouvait en effet, même dans ces temps d’austères labeurs, remplir complètement un cœur aussi