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et Virgile. A vingt ans, la mort vint le lui ravir. Michelet conduisit lui-même son ami à sa dernière demeure. « A onze heures, nous arrivions au cimetière. Comment dire tout ce qui me venait pendant que nous montions lentement cette allée funèbre ? La vue des arbres demi-voilés par le brouillard et hérissés de glaçons me déchira ; mais ce qui me perça, ce fut d’entendre cette terre glacée qu’on faisait tomber sur la bière. « Votre ami, dis-je à Pauline en rentrant, a maintenant six pieds de terre sur le cœur. »

Sur ces premières douleurs que, dans sa robuste ignorance, la jeunesse croit éternelles, la vie, qui est faite d’oubli, prend bien vite le dessus. A vingt-deux ans, Michelet contracta le mariage dont j’ai parlé. Il avait vécu depuis lors d’une vie intime et retirée, lorsqu’en 1839 sa femme mourut laissant dans sa maison ce vide que laisse toujours dans des lieux habités longtemps en commun l’absence d’un être familier. « Je disais, dans mes premières et bien moins amères tristesses : Æquum, bonum et justum est, œquum et salutare… Je n’ai plus la force de le dire… Reprenez-moi donc, puissance inconnue… Je n’ai plus de résignation. » Peu après, son fils alla s’établir loin de lui, sa fille se maria, et il demeura seul avec son père dans le grand appartement désert. Un jour qu’il revenait des Archives, on l’arrêta sur le seuil avec ces mots : « Votre père est mort ! » — « Je ne l’ai pas quitté, écrivait-il trois jours après, pendant quarante-huit ans, et je l’ai quitté hier ; il m’a fallu mettre dans la terre celui qui m’aima uniquement. Aujourd’hui nous voilà à part, lui dans la terre où il a déjà reçu la froide pluie de novembre, moi, près du feu, à cette table où j’écris ceci. Me voilà vieux d’aujourd’hui. C’est moi, disait Luther dans un jour semblable, c’est moi qui aujourd’hui suis le vieux Luther. »

Une solitude aussi complète n’était pas saine pour Michelet. L’excès du travail et la continuelle tension de l’esprit développaient chez lui une surexcitation dont on aperçoit déjà le germe dans son histoire de Jeanne d’Arc et de Louis XI. La solitude ne serait cependant point une mauvaise conseillère pour l’historien qui prendrait pour règle cette réponse d’un pieux ermite : Cogitavi dies antiquos et annos œternos in mente habui ; j’ai songé aux jours antiques et j’ai eu dans ma pensée les jours éternels. Mais cette disposition sereine que Michelet avait portée dans ses premières études n’était point demeurée à l’abri des orages. S’il tenait sa porte fermée au monde, en revanche il l’ouvrait de plus en plus grande aux préjugés et aux passions de la foule. Michelet était entré depuis quelques années en relation directe avec le grand public, non pas seulement par le succès populaire de son histoire, mais par son enseignement. Après avoir de 1833 à 1835 occupé comme suppléant la chaire de M. Guizot à la Sorbonne, il fut appelé en 1838 à remplir au