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biens habités par des serfs. En mainte région de l’empire, le rapport des terres a longtemps augmenté si promptement avec la population ou les moyens de communication, que souvent les propriétés doublaient, triplaient, parfois même, dit-on, décuplaient de valeur en vingt ou trente ans. De cette façon, il n’était nullement impossible qu’après s’être partagé l’héritage paternel deux ou trois fils se trouvassent aussi riches que l’était leur père à leur âge. Le maintien des grandes fortunes avait encore une autre raison, en apparence au moins, dans la législation même : c’est que le partage. n’a lieu qu’entre les enfans mâles.

Les fils, chargés de perpétuer la famille, s’en divisent les biens. Aux filles qui ont des frères vivans, la législation n’accorde qu’une part minime, un quatorzième de l’héritage paternel. Souvent elles ne reçoivent que leur dot. Selon l’esprit des civilisations anciennes, une fille mariée et dotée est pour ainsi dire retranchée de la famille. Une fois coupé, dit un adage populaire, le morceau de pain n’appartient plus à la miche. Il est vrai que la dot donnée aux filles dépasse parfois la part qui leur serait légalement attribuée ; j’ai même connu des familles où les sœurs avaient reçu un lot égal ou supérieur au lot de leurs frères. Cette législation n’a pas du reste pour point de départ le dédain du sexe féminin ; la loi russe, si avare pour les filles, est à certains égards plus libérale pour la femme que la loi française, qui, dans les successions, fait d’elle l’égale de l’homme. Si le code n’attribue à la fille qu’une faible part des biens de son père, la législation réserve à la femme, du vivant même de son mari, la libre jouissance et administration de ses propres biens[1]. La femme mariée n’est jamais, comme chez nous, une mineure sous la tutelle du mari, et d’une manière générale l’on peut dire qu’au point de vue de l’émancipation ou de l’indépendance des femmes, aucune société de l’Europe n’est plus avancée, n’est plus libérale que les hautes classes de cette Russie dont les lois sont pour elles si peu généreuses.

Le mode de succession qui consacre l’inégalité de l’homme et de la femme compte encore aujourd’hui des partisans dans les pays où règne le code Napoléon. En France même, ce régime a les sympathies des esprits inquiets des progrès de la démocratie, il a les préférences avouées de toute une école de publicistes contemporains. A défaut du droit d’aînesse, le privilège d’un sexe

  1. Avec la loi russe qui n’assuré aux filles qu’une part si inférieure à celle des garçons, on est étonné du grand nombre de propriétés appartenant à des femmes qui se rencontrent dans les villes russes. Haxthausen avait déjà été frappé de cette anomalie. Il l’expliquait, probablement avec raison (Studien, I, 56, 58), par la crainte des revers de fortune ou des confiscations, beaucoup de maris achetant au nom de leurs femmes pour mettre leur bien à l’abri de toute saisie de l’état ou des créanciers.