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Dans ces nouvelles conditions, les majorats ne sont pas encore parvenus à se répandre chez la noblesse russe. En dépit de la faveur qu’ils semblent rencontrer dans quelques hautes régions sociales, le nombre en demeure encore peu considérable. Un ukase de l’empereur Nicolas, daté de 1845, eut beau accorder à tout sujet noble le droit de fonder un ou plusieurs majorats, c’est là une prérogative dont la noblesse s’est peu servie. La valeur élevée que la loi exigeait des biens érigés en majorât n’explique qu’en partie cette abstention. D’après l’ukase de 1845, il fallait une terre peuplée d’au moins 2,000 paysans et libre de toute hypothèque. Une institution ainsi réglée n’est qu’à la portée des grandes fortunes, mais pour avoir quelque efficacité politique, un majorât doit toujours être considérable ; autrement ce n’est pour la société qu’une inutile et encombrante mainmorte. Le principal obstacle à la diffusion des majorats, et par leur moyen à l’établissement d’un droit d’aînesse, ce sont les mœurs, c’est la tradition nationale et les instincts démocratiques de la nation. L’esprit russe se montre à cet égard fort différent du génie de ses voisins occidentaux, de l’Allemand en particulier, qui dans les provinces baltiques de la Russie a jusqu’ici fait prévaloir ses penchans aristocratiques. Il est des partisans théoriques du droit d’aînesse qui, de pour de jeter parmi eux la discorde, n’osent choisir entre leurs enfans un héritier privilégié. Je connais un grand propriétaire fort épris des institutions anglaises qui, ayant trois fils et n’en voulant léser aucun, a constitué un majorât pour chacun des trois. Malgré de tels exemples et les encouragemens d’un certain monde, le majorât est demeuré en Russie une plante exotique qui ne semble point appelée à une rapide propagation[1]. Telle qu’elle existe aujourd’hui chez un nombre limité de familles dont les autres ne reconnaissent pas la supériorité, cette institution étrangère ne peut avoir les effets politiques qui en d’autres pays en font la raison d’être. Il n’en subsiste guère que les inconvéniens économiques et moraux, une partie de la fortune publique enlevée à la circulation, et l’opulence de quelques privilégiés mise artificiellement à l’abri du châtiment naturel de l’inconduite ou du vice. Privé dans le plus grand nombre de ses membres de toute protection légale contre la concurrence des autres classes, n’ayant pour rempart ni majorats ni droits d’aînesse, le dvorianstvo russe ne peut, par la concentration de la fortune et la perpétuité

  1. Dans les anciennes provinces polonaises, le gouvernement a lui-même fondé, à l’aide des biens de la couronne ou de biens confisqués, de petits majorats de 2,000 ou 3,000 roubles de revenu. Il y a là manifestement moins une intention aristocratique qu’un procédé politique. Le but est, en empêchant la vente des terres concédées à des Russes, de maintenir dans ces provinces un élément russe.