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les autres. Ce droit de libre service, les boïars, héritiers de la droujina, le maintinrent longtemps. A Moscou même, sous les premiers grands-princes, il y avait pour cela une formule ; on disait : les boïars et les libres et volontaires serviteurs, boiaram i slougam volnym volia. Le libre service et le libre passage d’un prince à un autre qui en était la garantie, ne pouvaient durer qu’autant que durait en Russie le système des apanages et la division de la souveraineté. L’antique privilège de la droujina périt avec les derniers apanages, et, chose remarquable, ce droit de libre passage contribua lui-même à la chute des principautés apanagées sans lesquelles il ne pouvait se maintenir. Les boïars, maîtres de s’attacher au prince de leur choix, tendaient naturellement à se presser autour du plus puissant et du plus riche. Les grands princes de Moscou les attirèrent peu à peu à leur cour, et en abandonnant les princes apanages, les boïars affaiblirent les apanages et en préparèrent l’annexion à la grande principauté. Une fois la souveraineté russe réunie dans une main, d’associés et de compagnons volontaires du grand-prince les boïars devinrent rapidement ses serviteurs, ou, comme ils s’intitulaient eux-mêmes, ses kholopy, ses esclaves.

Aux boïars issus de la droujina manquait le point d’appui des aristocraties féodales de l’Occident, une base dans le sol, une assiette dans la propriété territoriale. Le droujinnik attaché à la personne du kniaz, qu’il suivait dans ses différentes expéditions, n’était attaché à la terre par aucun lien permanent. Le droit même de libre service empêchait cette droujina, toujours mobile, de se fixer au sol et d’y prendre racine. Le privilège favorable à l’indépendance personnelle des boïars était ainsi un obstacle à l’émancipation de la classe, la constitution de la propriété en était un autre. Deux choses surtout décident de l’état social d’un pays, le mode de propriété et le régime des successions. Or, en Russie, la propriété foncière s’est longtemps attardée en des phases rapidement traversées par l’Occident ; elle n’a eu ni la même fixité, ni la même précision, et par suite elle n’a pu avoir la même importance. Ces destinées différentes s’expliquent par des raisons diverses, les coutumes et le caractère slave, le degré de civilisation et la conformation du pays, l’immensité de la terre jointe à la rareté de la population. Chez les anciens Russes, le droit de propriété est encore mal défini, peu distinct du droit de souveraineté. Le sol, alors si mal ou si peu occupé, est longtemps regardé comme un domaine public. Dans ces vastes plaines sans divisions naturelles, il semble moins naturel qu’ailleurs d’enclore la terre et d’en attribuer la possession à un individu. Le Russe de la Moscovie paraît concevoir la propriété du sol de deux façons, au fond parentes et analogues, et en fait aisément conciliables ; à ses yeux, la terre appartient au prince, au