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les siens, et quand un de ses membres était élevé à une dignité, toute la famille semblait monter en rang avec lui. De même que de nos jours un homme plus ancien de grade ne consent pas volontiers à servir sous les ordres d’un plus nouveau, ainsi alors les familles moscovites entre elles. Pour maintenir le rang de ses ancêtres, un Russe bravait la mort, et celui qui eût fléchi eût passé pour traître à tous les siens. Le kniaz qui s’intitulait l’esclave des tsars, et qui pour se mieux rapetisser devant eux signait son nom d’un diminutif, refusait à leur table de s’asseoir au-dessous d’un homme que le mestnitchestvo classait au-dessous de lui. En vain, dit le chroniqueur, le tsar ordonnait de le mettre à table et de l’asseoir de force, le. boïar résistait, se redressait violemment et sortait en criant qu’il aimait mieux avoir la tête coupée que de céder une place qui lui revenait. Le mesinitchestvo est peut-être seul à révéler chez l’ancienne noblesse moscovite le sentiment du droit, ou mieux le sentiment de l’honneur, si puissant dans le monde féodal de l’Occident.

En dépit des apparences, cet ordre de préséances héréditaires, si défavorable au mérite personnel, était incapable d’engendrer une véritable aristocratie. Ce que consacrait le mesinitchestvo, ce n’étaient pas les droits d’une classe, les prérogatives d’une caste, c’étaient des prétentions particulières, privées, c’étaient les droits de telle ou telle personne, de telle ou telle famille. Entre ces privilégiés mêmes, l’ordre de préséance, au lieu de nouer des liens durables, créait un antagonisme perpétuel. Le mesinitchestvo était, pour l’espèce même d’oligarchie qui en profitait, un principe de compétition et de division. Avec lui, la première condition d’une aristocratie, l’homogénéité, la solidarité, était impossible, avec lui chaque noble était en lutte avec ses égaux, chaque famille en guerre avec ses émules, et la devise du système eût pu être : chacun contre tous. Il n’y avait pas là de quoi constituer une force durable ; aussi lorsque les inconvéniens en devinrent trop manifestes, lorsque les prétentions et les compétitions rivales devinrent trop compliquées, le mestnitchestvo succomba, du consentement même des familles qui s’en disputaient les avantages. Il fut abrogé sans effort sous le règne d’un des tsars les plus faibles de l’ancienne Russie, sous Fédor Alexiévitch, le frère et en cela comme en plusieurs choses le pâle précurseur de Pierre le Grand. Pour supprimer le mestnitchestvo, le tsar n’eut qu’à faire publiquement brûler les razriadnyia knighi, les registres des rangs, et à leur substituer un simple registre généalogique qui, sous le nom de « livre de velours » (barkhatnaïa kniga), subsiste encore aujourd’hui.

Au mestnitchestvo, à la hiérarchie d’après les fonctions occupées par les familles, devait naturellement succéder la hiérarchie d’après les fonctions remplies par les individus. La mesure du rang