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de nous passera le premier ? la réponse en Russie était aisée. Il n’y avait qu’à regarder le tchine. En mainte circonstance, l’application scrupuleuse de ce principe dispensait d’inutiles politesses et de fastidieuses cérémonies. En voici un exemple que je tiens de l’un des héros mêmes de l’aventure. Un général-major, général de brigade, 4e classe, faisait route en hiver dans un pays de montagnes, au Caucase ou en Crimée. Vient à sa rencontre, une nuit, dans un défilé, un autre voyageur. Le chemin était encombré de neige, la piste frayée par les traîneaux était étroite : impossible de passer deux de front. Les gens du général-major, croyant avoir affaire à un tchine inférieur, saisissent sans façon le traîneau du nouveau-venu, qui sommeillait enveloppé dans son manteau, et le jettent bas. C’est ainsi que l’on procédait en pareille occurrence : l’un des traîneaux ; couché sur le flanc, faisait place à l’autre. Dans sa chute, l’inconnu se découvre : c’était un général-lieutenant, 3e classe. Aussitôt les hommes de le relever et, sans dire mot, sans prévenir leur maître, de verser à son tour dans la neige le général-major. La chose se serait passée à peu près de même entre civils. Aujourd’hui que le tchine semble en décadence, la hiérarchie officielle sait encore parfois faire valoir ses droits là où ils ne seraient plus de mise en Occident. A l’Opéra, par exemple, dans les deux capitales, pour occuper une place, il ne suffit pas toujours de la louer, il faut souvent un certain tchine. Les premiers sièges de l’orchestre sont réservés par l’usage aux fonctionnaires des premières classes ; les simples mortels, les hommes du monde qui n’ont pas de rang, sont relégués aux dernières rangées.

Pendant un siècle et demi, les quatorze classes de Pierre le Grand ont fait de la société russe une sorte d’armée où chacun était placé suivant son grade. Une telle hiérarchie pouvait être bonne, pour une période de transition, chez un peuple encore rempli de préjugés et pauvre de commerce et d’industrie, dans un temps où l’on ne pouvait s’élever par d’autre profession que le service de l’état et où les fonctions publiques étaient la seule école de haute culture. En liant les nobles au service, le tableau des rangs a eu l’avantage de faire de la noblesse l’instrument et l’appui d’une réforme qui d’elle-même lui inspirait peu de sympathies. Le tableau des rangs avait sa raison d’être, alors que les hommes encadrés dans ses quatorze classes formaient seuls la nation officielle et seuls étaient en possession des droits d’hommes libres, alors que, pour affranchir la Russie des châtimens corporels, un diplomate proposait en riant d’élever tout le peuple russe à la quatorzième et dernière classe. Avec un état social plus avancé, dans une civilisation aussi variée et aussi multiple que la nôtre, où l’intelligence et l’activité ont tant