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prolétariat frisé, est l’objet de tous les sarcasmes, de toutes les attaques d’un monde qui ne se tient pas toujours lui-même en dehors du service[1]. Et pourtant, en Russie, selon le mot d’un écrivain dont les Russes pleurent en ce moment la perte, le bureaucrate n’est que le noble en uniforme, et le noble n’est que le bureaucrate en robe de chambre[2]. Cette vérité historique n’empêche pas toujours l’envie et l’aversion réciproque des deux personnages, bien qu’aujourd’hui encore ce soit souvent le même homme. Le tableau des rangs a cessé de produire tous ses effets, le tchine ne réussit plus à confondre en une seule et même classe tous les hommes instruits et cultivés de la nation. Le dvorianstvo est divisé en lui-même par le divorce moral et la sourde hostilité du tchinovnik pauvre et du riche potriechtchik. La haute noblesse aristocratique a, pour l’administration locale au moins, une tendance marquée à restaurer, à généraliser même l’union intime des deux qualités de propriétaire et de fonctionnaire ; mais c’est à l’inverse, à l’opposé de l’ancienne tradition moscovite, en faisant dépendre l’autorité et le pouvoir de la propriété, et non le rang et la propriété du service de l’état.

En Russie comme partout, il y a des contempteurs de l’ordre social actuel, des hommes qui se plaisent à en montrer le peu de solidité et à en prédire la chute, des hommes qui se font un devoir d’en miner les fondemens ; mais ce qui est particulier à la Russie, c’est que les mécontens qui préparent ou désirent la ruine de l’édifice se rencontrent surtout parmi les gens préposés à sa garde ou dans la classe officiellement installée à son sommet, parmi les fonctionnaires ou dans le clergé et la noblesse. Cette anomalie ne s’explique que par l’état social et l’état de culture de la nation. En d’autres pays, les recrues de la noblesse prennent l’esprit, les intérêts, les préjugés de l’ordre où ils entrent ; en Russie, les hommes sortis du peuple, de la bourgeoisie ou du clergé, les derniers surtout, gardent souvent contre la noblesse dont le service leur ouvre l’accès, toutes les rancunes de leur premier état, toutes les préventions de leur origine. Le tchine n’établit ainsi entre les membres du dvorianstvo qu’une assimilation extérieure, qu’un lien factice. La noblesse russe reste intérieurement divisée, ne possédant ni la cohésion et l’esprit de corps des aristocraties fermées, ni la vigueur et la puissance d’absorption des aristocraties ouvertes. Le dvorianstvo russe demeure ainsi sans solidarité, sans force propre ; fait de nièces hétérogènes et mal jointes, il est incapable de servir de

  1. Voyez le récent et remarquable ouvrage du général Fadéief, Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem.
  2. Samarine, Révolutionnyi Konservatizm. Pismo k R. Fadeievy, p. 49 (1875).. C’est une réponse au livre précédemment cité.