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l’estime ne se mesurent point au titre ou au nombre des quartiers. Dans cette haute société russe, il y a des familles anciennes et il y en a de nouvelles, il y a de grandes fortunes et il y en a de médiocres : naissance, richesse, position, intelligence, facilitent l’entrée, mais aucun de ces avantages isolés ou réunis n’est la clé de la porte et ne l’ouvre à coup sûr. Cette aristocratie mondaine est d’autant plus exclusive, ou mieux d’autant plus réservée, que, n’ayant point de frontières marquées, elle est obligée de veiller à ne pas laisser effacer ses limites. Quand on ne peut se distinguer par les couleurs, on attache un grand prix aux nuances, et l’on voit de graves différences là où un œil moins exercé n’en aperçoit aucunes. Presque partout, en Europe, un des effets de la démocratie qui renverse les vieilles clôtures sociales est d’en élever au profit du monde de nouvelles, de fines et délicates barrières faites de fils légers, souvent imperceptibles à l’œil vulgaire, et par là même les plus difficiles de toutes, à détruire. Nulle part peut-être cet art du savoir-vivre, qui, au sein même de l’égalité, marque si bien les distances, nulle part cette science des usages et des manières ne règne plus despotiquement qu’en Russie.

La noblesse russe se pique de civilisation, elle aime à se désigner elle-même sous le nom de classe cultivée ? la haute société renchérit sur cette prétention et pousse la culture jusqu’au raffinement. La manière même dont la civilisation européenne s’est fait jour en Russie l’y exposait à un double danger. Venue du dehors, introduite presque tout à coup au contact et sous l’influence de l’étranger, la civilisation était prédestinée à y rester longtemps superficielle, longtemps peu nationale. Ces deux défauts étaient historiquement inévitables, et les penchans sociaux, l’instinct aristocratique, le besoin de réagir contre le nivellement du tchine, les ont accrus et empires, les ont prolongés tous deux. C’est par le dehors, par la surface et le vernis extérieur que pouvaient le plus commodément se distinguer des autres et se reconnaître entre eux les hommes mécontens d’être légalement perdus dans la foule, c’est en s’éloignant le plus possible des mœurs du peuple qu’ils étaient le plus sûrs de n’être point confondus avec lui. Plus la classe dominante était par la constitution sociale menacée de l’envahissement des parvenus, et plus elle s’ingéniait à les tenir à distance ; plus l’assimilation officielle était facile, et plus l’assimilation mondaine était rendue malaisée. De là en partie la grande importance attachée aux langues étrangères, à la nôtre surtout. En Russie, le français était bien moins un instrument d’étude, un moyen d’instruction, qu’un signe d’éducation. C’était la langue polie, l’idiome du monde et des salons, la marque et la mesure de la