Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/372

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

période transitoire où la noblesse a, par l’émancipation même, été singulièrement éprouvée. Quant à l’exemption des peines corporelles, maintenant étendue à toutes les classes, une seule chose étonne, c’est qu’elle ait si longtemps été un privilège, et que ce privilège, la noblesse l’ait acquis si tard. A peine en a-t-elle joui un siècle, et elle n’en fut mise en possession qu’une vingtaine d’années avant les marchands des villes. C’est Pierre III, le mari et prédécesseur de Catherine II, qui, vers 1760, affranchit ses nobles du knout et du bâton. Pierre le Grand, loin d’abolir ce mode de correction, en usait volontiers, et parfois, dit-on, l’appliquait de sa main à ses favoris. Tant que les verges ne furent point supprimées pour tous, le noble du reste n’en fut pas absolument à l’abri. Pour le rendre justiciable du bâton, il suffisait d’une condamnation qui lui enlevât ses droits de noblesse ou d’un ordre qui le contraignît à servir en simple soldat, car dans ce cas, selon le mot d’un Russe, on pouvait toujours être rossé en uniforme.

De même que l’exemption des châtimens corporels, la plupart des droits et privilèges assurés par le code à la noblesse ont ce caractère de pouvoir être communiqués à toutes les classes de la nation ; ce qui montre qu’au lieu d’être de véritables prérogatives nobiliaires, ce n’étaient que des garanties d’hommes libres, des droits qu’un pays civilisé reconnaît à tous ses habitans. Le dorianine, dit la loi, ne peut être sans jugement privé de la vie ou des droits de sa classe ; le dorianine ne peut être sans jugement privé de ses biens[1]. De tels articles de loi aident à comprendre la notion qu’ont de la noblesse certains Slaves demeurés à l’abri des imitations aristocratiques de l’Occident. Les Serbes, par exemple, depuis leur affranchissement du joug ottoman, aiment à dire que tout Serbe est noble, c’est-à-dire homme libre. En ce sens aussi, les Russes pourront bientôt se dire tous nobles.

Le véritable privilège de la noblesse russe, celui qui, n’appartenant qu’à elle seule, lui donnait un caractère distinctif, était le droit de posséder des terres habitées, c’est-à-dire des terres peuplées de serfs. L’émancipation a emporté ce privilège avec le servage, elle n’a pu en effacer les traces séculaires. C’est à cette prérogative d’hier que la noblesse doit encore aujourd’hui le monopole presque exclusif de la propriété territoriale, de la propriété individuelle et héréditaire. En dehors de ses mains il n’y a guère que les immenses domaines de l’état et les terres récemment concédées aux paysans émancipés. Dans la langue courante, le terme de propriétaire, de pomechtchik ou de zemlevladélets, demeure toujours synonyme de

  1. Svod Zakonof, t. IX, articles 196 et 221.