et contrefaire l’Occident. Les uns et les autres veulent appliquer aux problèmes nationaux des méthodes et des procédés d’emprunt ; les uns et les autres prétendent habiller leur patrie sur un patron étranger. La grande différence est que les conservateurs aristocrates ont choisi le modèle qui s’adapte le moins aux mœurs nationales et se heurte le plus aux tendances modernes de la civilisation. Il est facile de découvrir dans les vieilles institutions anglaises ou prussiennes telle ou telle garantie conservatrice ; il est malaisé de dérober à d’autres états pour sa patrie ce que la nature ou l’histoire lui ont refusé. Il en est des formes sociales comme du sol, comme de la configuration même d’un pays. En parcourant leurs steppes du sud ou leurs forêts tourbeuses du nord, des Russes peuvent se dire que de hautes collines donneraient aux cultures de la variété et de l’agrément au paysage, que des chaînes de montagnes couvertes de neige serviraient de réservoir aux eaux et de barrière aux vents. Libre à eux de regretter les beautés ou les avantages des contrées plus coupées, plus accidentées, quoique les larges plaines aient leur charme et leur poésie aussi bien que leur richesse. Sur ce sol déprimé, il ne vient à personne l’idée d’élever des collines et de dresser des montagnes. Telle est cependant la prétention des hommes qui, dans une société dénudée de privilèges et nivelée par les siècles, se flattent de reconstruire des hauteurs escarpées et de creuser des ravins infranchissables, de relever des classes dominantes et de remettre debout privilèges et prérogatives. Le pays du tchine est un pays de peu de relief, un pays plat au point de vue social comme au point de vue géographique, et c’est une ingrate et inutile besogne que de travailler à y créer ou à y restaurer des inégalités, des aspérités qu’efface le cours naturel des choses. Entre la Russie et la France, l’analogie à cet égard est plus grande qu’il ne le semble : chez l’une et l’autre, c’est en dehors des privilèges de classes et des combinaisons artificielles, c’est dans le fond même de la nation qu’il faut chercher une base conservatrice. En Russie seulement, où l’égalité est encore moins dans les mœurs et dans la culture que dans l’instinct national et dans la logique des faits, en Russie, où les anciens cadres sociaux sont extérieurement demeurés debout, l’illusion des rêves aristocratiques est plus excusable et moins innocente. C’est une chose singulière, en effet, c’est une des apparentes contradictions de ce pays, qui en présente tant, que les habitudes, l’éducation et l’histoire y mettent un tel intervalle entre les hommes sans séparer davantage les classes.
ANATOLE LEROY-BEAULIEU.