Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/494

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fécondité à l’esprit desséché, alors ce n’est pas seulement une miséricorde infinie, c’est aussi une joie infinie.

Cette miséricorde et cette joie, Michelet les a connues dans la dernière moitié de sa vie, et personne n’ignore à quelle source il puisa ce breuvage enchanté qui a fait couler dans ses veines les flots d’une seconde jeunesse. Je n’ai point à soulever ici le coin d’un voile derrière lequel Michelet aurait discrètement abrité le mystère de cette renaissance. Je n’ai qu’à m’emparer des demi-confidences qui ont été faites au public, admis en quelque sorte en tiers et invité à s’asseoir au foyer domestique. Trop souvent un regard indiscret s’efforce de percer les murailles derrière lesquelles s’abrite la vie d’un homme illustre ; mais, lorsque les portes et les fenêtres sont grandes ouvertes, il n’est pas défendu de jeter dans la maison un regard bienveillant et curieux.

Non loin de Montauban, dans le pli d’un vallon ombragé qui porte un doux-nom : le Ramier, vivait sur la fin de la restauration une famille nombreuse. Le père était revenu après une existence agitée, pleine de périls et de tragédies, chercher au pays natal le repos et l’oubli de regrets inavoués. Il avait ramené avec lui d’Amérique une jeune et belle Anglaise, enfant de la Louisiane, dont elle regretta longtemps « les forêts profondes, les déserts sans bruit, les marais tranquilles, assoupis sous le cyprès, et qui, tout l’hiver à son rouet, apaisait peut-être ses pensées au bruit monotone et doux de la roue toujours en mouvement. » Une fille et deux garçons étaient nés sur les bords du Mississipi. Une seconde fille naquit peu après l’arrivée en France. Enfant peu désirée et froidement reçue, elle fut laissée longtemps aux mains d’une paysanne du Rouergue, qui l’éleva en pleine liberté sur les bords sauvages et charmans de l’Aveyron, « rivière au cours tourmenté et capricieux dont elle demeura la fille. » Quand elle revint, ce ne fut point pour connaître la douceur des embrassemens maternels et la chaleur du foyer. Ce fut pour s’asseoir dans une petite chaise et pour apprendre à tricoter des bas, à ourler des chemises. Parfois le cœur de l’enfant gonflé de tendresse se sentait sur le point d’éclater ; elle avait des élans qui l’enlevaient de sa chaise pour embrasser sa mère ; mais rencontrant son regard, son œil d’un bleu pâle comme l’eau, elle reculait, et revenait s’asseoir. Le sentiment passionné qu’elle ressentait pour son père recevait un meilleur accueil ; bien que leurs épanchemens fussent toujours combattus par la crainte que la jalousie maternelle ne leur fît un reproche de s’y abandonner. S’il laissait reposer sur elle un long regard tout voilé de tendresse, s’il couvrait de baisers ses cheveux d’enfant, c’était à la dérobée en quelque sorte, et loin des yeux, dans le bois de chênes, auprès des anciennes tombes, disparaissant sous les rosiers, à l’entour desquelles une certaine terreur faisait la solitude.