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M. Morel-Fatio fut fort étonné d’y découvrir tous les caractères de pièces Scandinaves du commencement du XIIIe siècle. Comment ces pièces d’origine si lointaine étaient-elles venues s’égarer sur les bords du Lac-Léman, puis sur le versant méridional du Saint-Bernard, à Etroubles et aussi à Avenches, dans le pays de Vaud, où d’autres découvertes de monnaies identiques furent faites vers la même époque ? Si l’on ouvre l’ouvrage du comte Riant sur la part que les peuples Scandinaves prirent aux croisades[1], on y lit l’indication des trois itinéraires suivis par les peuples du nord pour atteindre Jérusalem : la route de l’est d’abord à travers la Russie, — puis la route occidentale, pénible et long trajet de cabotage dans les grandes barques du nord, le long des côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée, — enfin la route du midi, ou route de terre, qui suivait le Rhin, traversait la Suisse, le Saint-Bernard et l’Italie. C’était celle que prenaient les pèlerins désireux de recevoir à Rome la bénédiction pontificale avant de gagner le saint-sépulcre. Les monnaies d’Avenches, de Vevey, d’Étroubles, sont ainsi une série de vestiges d’une route parcourue du nord à Rome. La lumière devient complète quand on lit le précieux itinéraire de Nicolas Sœmundarson, abbé du monastère bénédictin de Thingeyrar en Islande, qui alla en terre-sainte de 1151 à 1154. On y trouve les détails les plus précis sur le trajet des pèlerins Scandinaves à travers la Suisse ; chaque journée de marche y est tracée ; Avenches, Vevey, Étroubles, y figurent comme étapes avec leurs noms écrits en langue norraine.

L’argent d’Occident n’arrivait pas seulement en Orient dans les coffres et dans les escarcelles des chevaliers ou des autres pèlerins. Les rois, les princes, les hauts barons, se faisaient envoyer de l’argent monnayé en terre-sainte pour leurs besoins particuliers et pour l’entretien des troupes qui les accompagnaient. On aimait peu à user de ce moyen à cause des grands dangers de la traversée et des chances considérables de perte auxquelles on était exposé. Pourtant il fallait parfois y recourir, ainsi que nous l’apprennent plusieurs documens de l’époque. Telle est une pièce des archives énumérant longuement les sommes en or et en argent monnayés ou non monnayés, envoyées en Palestine au comte Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX, « l’an du Seigneur 1250, au passage de mai, » par son chargé d’affaires, Guillaume de Montléart. Cet envoi considérable s’élevait à la somme de 17,909 livres, 5 sols, 5 deniers. Une partie était en pièces d’or étrangères ou en lingots d’argent, mais il y avait 6,000 livres en menue monnaie nationale, en deniers tournois, qui étaient destinés à la solde journalière des simples soldats combattant sous la bannière du comte, les

  1. Paul Riant, les Scandinaves en terre-sainte, Paris 1855.