Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce fut dans un dessein évident de flatterie politique que Tancrède se fit représenter ainsi sous le costume classique des ennemis de la foi. Il voulait par cette concession apparente faire appel aux sympathies de ses nouveaux sujets musulmans : preuve nouvelle que l’esprit des croisés était infiniment plus pratique qu’on ne le supposait. Non-seulement la politique chrétienne du Levant savait fort bien ménager l’ennemi sarrasin, mais elle en arrivait souvent avec lui à un modus vivendi très réel. Bien des travaux publiés sur les guerres saintes l’Histoire de Michaud, par exemple, qui est dans toutes les mains), par une préoccupation trop constante du côté fanatique des expéditions de Syrie, ne donnent qu’une idée fausse du véritable caractère de cette curieuse époque. On commence aujourd’hui à étudier ces événemens si considérables sous cet aspect d’un ordre plus universel et plus vrai. L’intérêt général du sujet ne perdra rien à cette manière plus intelligente d’envisager ces grands faits, et la vérité historique y gagnera infiniment.

Les aspirations religieuses de la masse des premiers conquérans croisés firent rapidement place à des préoccupations d’un ordre plus matériel, et il en fut surtout ainsi parmi les nouveaux pèlerins que le bruit des grands succès remportés en Palestine précipitait chaque jour en foule vers ces pays ouverts à toutes les ambitions. L’enthousiasme, le fanatisme des premiers jours, furent bien vite remplacés par un vaste élan colonisateur et commercial. Il s’établit un puissant et continuel courant de la portion vitale des populations d’Europe, de toutes les énergies, de toutes les ambitions, de toutes les capacités, vers cet Orient si fertile et si vaste où il y avait place pour tous, où cent ports de mer, cent riches comptoirs attiraient l’activité des commerçans pisans, génois, vénitiens ou provençaux. Il y eut dans cet immense mouvement d’émigration quelque chose de comparable à celui qui entraîne encore aujourd’hui les forces vives de la vieille Europe vers les contrées jeunes et pleines de ressources de l’Amérique et de l’Australie. Cette rapide transformation, qui devait, parmi ce peuple de moines, de soldats et d’aventuriers, faire une part si large à l’esprit de négoce et de colonisation, ne put s’accomplir sans qu’il y eût nécessairement des rapports plus pacifiques entre les chrétiens et les mahométans, accommodemens dont on ne saurait se faire une idée lorsqu’on s’en tient à la lecture des chroniqueurs contemporains qui, pour la plupart prêtres ou clercs d’une piété profonde et naïve, ne voyaient dans la croisade et dans ses conséquences que l’extermination des ennemis de Dieu. Les monnaies de Tancrède offrent un exemple frappant de cet esprit de sage tolérance. Tout dernièrement encore nous avons eu la bonne fortune de découvrir, pendant un séjour en Orient, une