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écritures du gouvernement central où se localisent les plaintes et les contestations des deux provinces n’emploient pas plus de quinze à vingt scribes ; à Séraïevo, toute la chancellerie du juge suprême tient dans quelques petits sacs, nos anciens sacs à procès, où s’entassent années par années les actes contenant le sommaire de la plainte et le sommaire du jugement rendu, sans jamais tenir compte des débats intervenus.

Les témoins cités ne sont jamais indemnisés, ils doivent souvent venir de loin ; s’ils ont à porter la parole contre un coreligionnaire ils s’abstiennent ; s’ils doivent au contraire attaquer un Turc, ils redoutent la vengeance : aussi les témoignages sont-ils incomplets, et comme la justice ne se rend pas gratuitement, que la sentence est rarement impartiale, le peuple chrétien a perdu la foi dans les décisions juridiques, toujours onéreuses pour lui. Il a donc renoncé à saisir les tribunaux, tandis qu’au contraire un Turc qui a une contestation avec un raïa n’abandonne jamais la plainte et arrive facilement à ses fins.

D’ailleurs, grâce à la condition qui réunit les musulmans dans les villes et laisse la campagne aux chrétiens, il y a peu de points de contact dans la vie habituelle entre les sujets des deux religions ; mais les contestations deviennent plus nombreuses, on peut même dire incessantes, dès qu’il s’agit des rapports entre les colons et les begs. Pour la solution de ces conflits, qui portent sur le fermage, sur l’exécution des clauses et les mille détails de l’exploitation, le gouvernement de la Porte a créé un tribunal spécial, le tahkih-medzlis, composé de juges musulmans assistés d’un prêtre du rite grec oriental et de deux négocians, l’un catholique, l’autre grec ; mais là encore les intérêts de ceux qui décident ne sont point identiques avec ceux des plaignans, et les colons chrétiens, n’étant juges que par des négocians, des prêtres et un certain nombre de jurés musulmans du vieux parti turc bosniaque, ne trouvent dans les décisions rendues qu’une satisfaction discutable.

Laissons de côté les accusations de prévarication portées par les raïas, les soupçons de pression exercée sur les juges par les riches et hauts employés du gouvernement central ; ce sont là des assertions qu’il faudrait contrôler et qu’on ne doit pas accueillir à la légère, même lorsqu’elles s’appliquent à des tribunaux musulmans jugeant des contestations entre chrétiens et mahométans ; c’est dans la constitution même des tribunaux et dans le manque de garantie qu’ils offrent, et non pas dans le caractère de ceux qui les composent, qu’il faut chercher le vice de l’administration judiciaire. Dans cet ordre d’idées, le pouvoir central a aussi reconnu la nécessité d’accorder des réformes, et il a prescrit les modifications connues sous le nom de Kanun, par lesquelles les droits des plaignants sont les