Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travers l’épaisseur des antiques ténèbres. Là où vous iriez aujourd’hui chercher Hammerfest, le cap Nord, le fiord de Varanger, vous verrez indiquée sur le planisphère de 15ûû, au fond d’un large golfe, la forteresse danoise de « Varduus[1] ! » Ni Martin Behaim, étendant jusqu’au pôle sa Laponie sauvage, ni Juan de la Cosa, ni le cosmographe inconnu d’Henri II, n’ont fait mention de cette station extrême. Sébastien Cabot la montre au navigateur comme la borne à doubler pour entrer dans la mer de Tartarie, et, chose merveilleuse, il s’en faut de bien peu qu’il ne l’ait mise à sa place[2]. L’Islande est, il est vrai, remontée à tort de toute sa hauteur ; elle figure indûment au-dessus du cercle polaire arctique ; mais la côte septentrionale du Finmark, cette côte qui se prolonge au loin sur le même parallèle, a réellement le droit d’occuper, comme l’entend Sébastien Cabot, le 70e degré de latitude. C’est là que finit l’Europe, et, pour un cosmographe sérieux, c’est là aussi que doit finir le monde. Un seul mortel en effet a franchi les vingt degrés qui séparent Varduus du pôle, et pour les franchir, il lui fallut invoquer l’aide des puissances infernales. Ce mortel audacieux était un frère mineur qui avait jadis étudié les mathématiques à Oxford. En 1360, sous le règne d’Edouard III, il quitta les Orcades muni de son astrolabe. Nulle barque ne le porta au terme de son voyage, ce fut à travers les airs qu’il atteignit le 90e degré de latitude. L’extrémité de l’axe du monde apparut alors à ses yeux. A moitié caché dans les nues, le pôle, noir îlot, occupait le centre d’un bassin vers lequel l’Océan faisait irruption par quatre côtés à la fois. L’impétuosité du flot torrentueux était telle, qu’en aucune saison la gelée n’en suspendait le cours. Tourbillonnant sans cesse autour du haut. rocher, l’onde allait s’engouffrer dans l’ouverture béante, qui la vomissait de nouveau par mainte issue secrète. Malheur au navire qu’un sort fatal eût entraîné dans de pareils parages ! Une fois saisi par le tourbillon, il lui eût été impossible d’en sortir. Le vent même lui aurait fait défaut, car le vent qui souffle au pôle, assurait le frère Nicholas de Lynna, « ne ferait pas tourner la meule d’un moulin. »

Sébastien Cabot ignorait-il l’exploration magique dont Gérard Mercator devait prendre la peine, vingt-cinq ans plus tard, de traduire, sous forme de projection polaire, l’étonnant résultat ? La mappemonde elliptique est muette à cet égard. Le rôle de Cabot n’était pas d’ailleurs de prêter l’oreille aux rumeurs de tout genre que le moyen âge avait mises en circulation. La crédulité trop facile

  1. Vardoëhuus, sur l’Ile de Vardoë, dans le diocèse de Tromsoë, ville de 200 habitans, située par 70° 22’ de latitude nord et 28° 47’ de longitude est.
  2. 70° 38’ de latitude nord, au lieu de 70° 22’, — 40° de longitude à l’est du méridien de Paris, au lieu de 28° 47’.