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chiffre d’environ 300,000 âmes ; c’est à peu près le chiffre d’émigrans de race jaune que la Chine a fourni jusqu’à présent à l’Amérique ; mais ces belliqueux Peaux-Rouges, leur nombre fût-il doublé, seraient encore moins redoutables que les pacifiques Mongols, leur chiffre fût-il diminué de moitié. Ils n’affectent pas, eux, les conditions économiques de la société américaine, et s’ils assombrissent son avenir, c’est seulement par le remords anticipé de leur inévitable destruction. Dans ce conflit, tout le danger est pour eux. Que peuvent-ils pour se défendre contre la marche en avant d’une civilisation hâtive et sans scrupules ? Scalper quelque settler, enlever quelques bestiaux, assassiner quelques voyageurs, crimes qui font frémir parfois par leur férocité, mais qui n’atteignent que quelques individus que la société générale n’a pas le temps de pleurer longuement et qu’elle n’a pas même toujours le temps de venger. Et cependant toute la défaite ne sera pas de leur côté ; avant de disparaître, ils se seront vengés de cette société en influant pour leur part sur les conditions de sa vie morale. Dans son livre de New America, M. Dixon, avec son ingéniosité féconde en points de vue amusans, s’était plu à attribuer aux Indiens une importance capitale dans les destinées de l’Amérique. A l’entendre, c’était à eux qu’il fallait rapporter les origines non-seulement du mormonisme et du spiritisme, mais encore du système de l’annexion et de celui de la république fédérative. Ce qui est tout à fait vrai, c’est que ces Indiens, toujours refoulés, inoculent à leurs vainqueurs le venin de leurs vices d’âme, les rendent cruels comme eux, perfides et rusés comme eux, leur apprennent à manquer à la foi jurée et aux conventions acceptées. Citons quelques-unes des leçons de cet immoral enseignement ; en voici une qui est à faire frissonner le cœur le moins susceptible. Une bande de Shoshones avait assassiné une famille entière avec des circonstances d’épouvantable férocité. Un parti de blancs, saisis d’indignation, se mit à la poursuite de la bande ; mais la chasse resta longtemps vaine, la trace des fuyards ne pouvant être retrouvée. Un Indien de la tribu des Pai-Utes offrit alors de servir de guide : il n’eut pas de peine à conduire les blancs jusqu’au campement des Shoshones ; mais quand ils y arrivèrent, les guerriers s’en étaient tous enfuis, et il ne restait que les femmes et les enfans. Les blancs se consultèrent ; que faire ? — Que faire ? s’écria le guide indien, tirer sur les femmes. Les blancs se récrient, l’acte est infâme, et d’ailleurs où est l’utilité de tirer sur un groupe de femmes ? — L’utilité ! répond le Pai-Ute, vous tirez dans le camp, vous tuez une vingtaine de femmes et d’enfans, et puis vous voyez les braves et les guerriers accourir à leur défense. Ils ne sont pas loin. — On se rendit à cet argument, et on fit feu sur le camp. Aux cris des femmes et des enfans blessés, les guerriers indiens sortirent