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chiens sauvages, ils ont des hoquets et de formidables ricanemens ; ils s’écrient : a La bête est dans le filet, elle n’en sortira pas. » Les furies de M. Lematte ne prennent aucun genre de privautés ; elles sont plus distinguées que celles d’Eschyle, elles ont vu le grand monde, elles en ont adopté les manières. Elles ont appris l’art de se présenter ; tout à l’heure elles s’arrangeaient dans la coulisse, elles y préparaient leur entrée. Elles font siffler leurs serpens, elles adressent à Oreste des regards farouches et des paroles pleines d’épouvante ; mais elles ne se permettraient pas de le tutoyer, elles sont de trop bonne compagnie pour cela. Or il n’y a de vraiment terrible que les spectres qui en prennent à leur aise avec les consciences et qui les tutoient.

Un souverain absolu disait un jour : « Il n’y a de grand dans mon empire que l’homme à qui je parle et aussi longtemps que je lui parle. » Il en va de même de la peinture et de la poésie ; il n’y a dans leur empire, à le bien prendre, ni grands, ni petits sujets. « Depuis les plus chétifs jusques aux plus fendans, » ils sont ce que l’artiste les fait. Ayez de la sincérité dans le sentiment et quelque noblesse dans l’esprit, jointes à un parfait naturel dans le style, que vous peigniez des huîtres ou Mahomet, vous ferez grand. Tel peintre qui a le goût mesquin vous raconte la bataille de Sigebourg ; il a beau multiplier les personnages, il ne réussit pas à étoffer, son tableau, vous y sentez partout l’étriqué, l’étranglé, et son Charlemagne est un pleutre. Tel autre qui a le goût théâtral, l’amour du poncif et des mannequins drapés, marie le prétentieux au vulgaire ; il vous montre un Apollon, vous croyez voir un ténor de province. Le Salon renferme plus d’une grande page d’histoire, qui tiendrait facilement dans une ligne ; l’auteur s’était piqué de faire un immense chef-d’œuvre, et ce chef-d’œuvre ne révèle à l’univers qu’une immense prétention. Il est mieux de passer outre ; occupons-nous de quelques tableaux dans lesquels on peut apprendre les meilleurs procédés à suivre pour agrandir un sujet.

Voici un artiste qui est un des plus renommés d’aujourd’hui. Son talent est exquis et à la fois nerveux et charmant ; il y a de la grâce dans sa fierté, il y a de la fierté dans sa grâce. C’est un fin coloriste ; personne ne connaît mieux que lui la gamme et l’harmonie des tons, la modulation des couleurs ; personne ne sait mieux placer où il convient l’accent qui fait vibrer tout le reste. Ce coloriste a l’entente de la composition, l’art de caresser les yeux par des lignes, heureuses et de grouper des figures aussi bien qu’il les dessine. Par surcroît, il est poète, et il met sa poésie dans ses gris comme dans ses bleus, dans ses terrains comme dans ses ciels, dans ses lignes droites et fuyantes comme dans ses courbes onduleuses. Il y a un grand sentiment dans les deux tableaux qu’il a exposés