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cette année, et dont le sujet est emprunté aux mœurs de la Haute-Égypte. Voilà des femmes basanées et lippues en habits de fête, assemblées au bas d’un sentier grimpant, les unes assises, les autres debout. Que font-elles ? Rien. À quoi pensent-elles ? À rien. Leur bonheur consiste à vivre sans trop s’en apercevoir. Voilà d’autres femmes non moins lippues, mais moins bien nippées, qui sont venues puiser de l’eau dans le Nil, dont elles contemplent les ondes limoneuses ; elles regardent couler devant elles, avec les eaux du fleuve, les heures lentes et paresseuses de leur éternel ennui. Ces deux tableaux sont pleins d’un charme mélancolique ; ils nous racontent un chapitre de la destinée humaine, ils nous révèlent la manière dont les femmes de la Haute-Égypte comprennent la vie ; cela ne ressemble guère à l’usage qu’en font les femmes de M. de Nittis, celles qui piaffent par un jour de pluie dans la place des Pyramides. L’ombre d’une servitude séculaire pèse sur les Égyptiennes d’Esneh, et la torpeur de leurs pensées se réfléchit dans leurs regards ; c’est un engourdissement qui ne se dégourdira jamais. Il y a beaucoup d’Orientaux et d’Orientales au Salon, et, dans le nombre, des figures fort bien drapées, qui posent avec noblesse, qui gesticulent avec grâce. Quand vous arrivez devant les héroïnes de M. Fromentin, lesquelles ne gesticulent point, ne songent pas à poser et sont à mille lieues de se douter que vous les regardez, vous vous dites : Enfin j’ai trouvé ce que je cherchais, ecco il vero Pulcinello !

C’est un bien mince sujet qu’a traité M. Munkacsy dans une grande toile, que personne ne s’avise de trouver trop grande. Il nous fait voir un intérieur d’atelier ; un paysage inachevé est posé sur un chevalet. Le peintre qui y travaillait s’est aperçu tout à coup qu’il y avait dans sa composition quelque chose qui clochait, ou peut-être simplement quelque trou à boucher. Que faire ? C’est la question ; il ne l’a pas résolue, et c’est là ce qui le tracasse. Ce peintre embarrassé, qui n’est autre que M. Munkacsy lui-même, s’est assis sur un coin de table, son pinceau et sa palette à la main, les jambes ballantes, le front crispé, l’air perplexe d’un homme qui a martel en tête. Il avait besoin d’un conseil, il a eu recours à sa femme ; il l’a fait venir, elle s’est assise dans un fauteuil, les bras allongés sur ses genoux. Vous la voyez de profil : elle est vêtue d’une admirable robe de velours bleu, mais elle ne songe pas à vous la montrer. Elle a le regard fixé sur le chevalet et le visage très sérieux. À droite, vous voyez le plus heureux des trois ; c’est un chien rond de graisse qui dort paisiblement ; il n’a jamais eu de problèmes à résoudre ni de tableaux à rapetasser. Vous apercevez à gauche une petite fille, un jeune modèle, qui s’ennuie ; on a entièrement oublié son existence. C’est un bien mince sujet, disions-nous, et l’artiste en a presque fait un grand sujet. Il l’a ennobli et