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l’élève de Saint-Cyr qui commande l’avant-garde. Il se renseigne auprès d’un jeune paysan, vêtu d’un sarrau bleu, qui du bras et du doigt lui montre quelque chose. Ce quelque chose, c’est apparemment l’ennemi. L’officier regarde ce que le paysan lui montre, et de la main il arrête le mouvement et réprime l’impatience d’un de ses hommes qui armait déjà son fusil. Sa figure frémissante imprime comme un tressaillement à tout le tableau. Nous croyons apercevoir, nous aussi, l’invisible ennemi ; un instant encore, et nous entendrons siffler les premières balles. Il y a plus de drame dans cette scène militaire où l’on ne se bat pas que dans beaucoup de tableaux de batailles où les boulets pleuvent comme grêle et où les morts jonchent le sol ; il y règne l’émotion et le silence d’un danger qu’on attend. M. Détaille vient de donner un éclatant démenti à ceux qui affirmaient que le Régiment qui passe, exposé par lui au précédent Salon, était le dernier mot de son talent. Il a prouvé qu’il s’entend à faire vibrer une toile.

M. Jean-Paul Laurens est un maître dans l’art de communiquer à la peinture anecdotique un peu de cette grandeur et de cette gravité majestueuse qui semblent n’appartenir qu’à la peinture d’histoire. François de Borgia a été chargé par l’empereur Charles-Quint d’accompagner à Grenade le corps de l’impératrice Isabelle de Portugal, l’une des plus belles femmes de son temps. Avant de déposer la morte dans son caveau, il a fait ouvrir le cercueil afin de reconnaître le cadavre de sa souveraine. C’est bien elle ; sa tête repose sur un carreau de velours rouge ; dans son visage noirci et décomposé, on retrouve encore quelques vestiges, un ressouvenir de sa beauté. François, debout, la contemple ; un évêque prie ; plus loin, une femme, à qui ce spectacle funèbre inspire une timidité mêlée de pudeur, baisse les yeux et se recueille. M. Laurens n’avait pas encore aussi bien prouvé à quel point il est peintre et tout ce que peut faire son outil. La couronne placée près de la morte, l’encensoir d’où monte une fumée qui se déroule en spirales, tous les accessoires sont rendus à ravir ; un cierge brûle dans un coin, et jamais cierge n’a si bien brûlé. Ce tableau présente un saisissant contraste de couleurs sévères et brillantes, et par un instinct de génie, ce sont les vivans qui portent les couleurs sévères, c’est autour de la morte que brillent les couleurs gaies ; sa tête est entourée d’étoffes roses et vertes, et une sorte d’ironie profonde, où l’on reconnaît un artiste de race, a répandu sur ce cercueil de marbre l’éclat et la joie d’une fête. Tout s’efface devant la figure de François de Borgia : on ne peut trop admirer le regard qu’il attache sur le cadavre, la pâleur qui couvre son front, l’émotion poignante et religieuse qui se trahit sur son visage ; jamais oraison funèbre ne fut plus éloquente. Dans sa main gauche, il tient ses gants, qu’il laissera