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Saint-Romain, entouré de ses vizirs, de ses pachas et de ses gardes. » Devant nous se dresse en effet le vaste arceau d’une porte ébréchée par les boulets, sous laquelle défile le glorieux vainqueur, monté sur un cheval gris et tenant dans sa main la bannière verte du prophète à moitié repliée autour de la hampe ; sa tête se détache sur un grand étendard rouge qui flotte derrière lui. Ses vizirs et ses pachas sont à pied, vêtus d’étoffes soyeuses, chatoyantes, roses ou tigrées, qui étincellent au soleil ; à gauche, un grand estafier couleur de suie, exécuteur des hautes œuvres, les bras nus, le sabre dégainé, porte une superbe robe verte brodée d’or et tachée de sang. Il y a du mouvement, de l’effet et de la vie dans cette scène ; elle a été bien conçue et bien agencée. Les corps manquent un peu de consistance ; on voudrait écarter ces draperies voyantes et bariolées et interroger du doigt ces poitrines ; si on frappait dessus, peut-être sonneraient-elles creux. Les têtes ont de l’expression et du caractère. Celle de Mahomet est fort belle, fine, élégante, pleine de noblesse ; on y reconnaît l’homme supérieur et le grand politique. Les visages qui l’environnent portent la marque du fatalisme oriental. Ces personnages enturbannés seront féroces de sang-froid, ils sont les humbles serviteurs du destin, et leur sabre est à ses ordres.

Le premier plan représente une rue en pente, jonchée de cadavres byzantins ; un cheval, étendu sur le pavé, montre au public son énorme croupe, qui s’étale. Ce premier plan ne nous satisfait pas ; il est enveloppé dans une demi-teinte un peu sourde, destinée à faire ressortir la gloire éclatante de Mahomet et de son escorte. Les ficelles sont permises en peinture comme au théâtre ; celle-ci est trop grosse, c’est une corde. Tous ces cadavres ressemblent à des mannequins ; ils ne sont pas tombés dans l’attitude où nous les voyons, l’artiste les a posés et disposés sur le sol, à sa convenance, il les avait tirés d’un magasin de décors. Il y a du fouillis dans ce devant, et pourtant il paraît vide. Il y manque quelque chose. Jusqu’à ce jour, la Rome orientale n’avait, jamais vu violer ses invincibles remparts. Elle avait échappé à toutes les hordes de l’Asie, aux Huns, aux Bulgares, aux Avares, aux Mongols ; après sa victoire d’Ancyre, Tamerlan l’a respectée ; mais voici le Turc ! Sainte-Sophie sera convertie en mosquée, le croissant va détrôner la croix. Quel intérêt M. Benjamin Constant n’eût-il pas donné à l’avant-scène de son vaste tableau, si, parmi les cadavres qui l’encombrent, il avait placé un vivant blessé à mort, s’il nous avait fait voir Byzance contemplant son vainqueur et témoignant, par son dernier regard, son effroi, son désespoir et son mépris ! Telle qu’elle est, cette avant-scène n’est qu’un repoussoir, et ce repoussoir a acquis une telle importance