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qu’il y a dans le tableau deux tableaux, dont l’un est insignifiant à la fois et assez ambitieux pour faire tort à l’autre. M. Benjamin Constant possède sans contredit un tempérament de coloriste, don si rare que nous voudrions mettre son talent en serre chaude afin de nous assurer qu’il ne trompera pas nos espérances. Nous faisons des vœux pour qu’il cultive avec soin cet inestimable don, pour qu’il apprenne de plus en plus de quelque fleur des champs ou de la première phalène venue les secrets de l’harmonie et de la finesse des tons, pour que Delacroix lui enseigne l’art de mettre la couleur au service de l’expression et du caractère. Quand il saura cela, il méprisera les ficelles, et il démentira les fâcheuses prédictions des critiques qui prétendent qu’il a du goût pour la parade, qu’il est destiné à faire de l’art spectaculeux. Nous sommes prêts à jurer le contraire sur la noble tête de son Mahomet II.

Nous arrivons enfin au prix du Salon, à ce fameux tableau de M. Sylvestre dont on a tant parlé, qui a produit une si vive sensation et glorieusement vengé son auteur de l’accueil assez froid qu’avait fait le public à son Sénèque de l’an dernier. Nous ne savons si quelque peintre avant Sigalon imagina de représenter Locuste essayant sur un esclave le poison qui devait tuer Britannicus. Suétone nous apprend que Néron en fit l’épreuve sur un bouc, puis sur un petit porc, lequel mourut à l’instant. Qui songerait à reprocher à un peintre d’avoir substitué un homme au petit porc ? Il n’importe guère qu’on calomnie Néron. M. Sylvestre nous le représente assis dans un fauteuil ; il est vêtu d’une draperie rouge. Nonchalamment accoudé, il a relevé sur son genou gauche sa jambe droite, qui nous montre sa pantoufle dorée. Locuste, assise à côté de lui, est dans un négligé assez étrange ; entre sa jupe noire et sa camisole d’un ton jaunâtre, on voit paraître sa chemise. Elle se penche familièrement vers Néron ; elle pousse même la liberté jusqu’à poser son coude sur l’impérial genou, et de sa main allongée elle fait une démonstration que nous croyons comprendre. L’esclave qui a vidé la coupe empoisonnée agonise. Néron se plaint peut-être que la mort n’est pas encore assez subite, que le poison inventé par Locuste n’est pas ce poison idéal qu’il avait rêvé. Locuste lui donne des explications rassurantes, qui l’intéressent beaucoup. Ils ont l’air de deux artistes discutant quelque point de doctrine et les finesses de leur art, comme le font dans l’Intérieur d’atelier M. Munkacsy et sa femme. Pendant ce temps, l’esclave se tord dans une suprême convulsion, appuyé d’une main au sol, le bras droit replié, une jambe en l’air, renversant sa tête coiffée d’un foulard jaune. Cette scène se passe dans une sorte de caveau lambrissé de marbre vert et rouge.

Réussir, c’est mériter qu’on vous discute. Le très remarquable