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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

lution bien étrange au premier abord, mais qui s’explique pourtant. En dépit de la croisade entreprise contre eux par les Cosaques zaporogues, en dépit des atrocités et des massacres réciproques, les Turcs avaient à cette époque un véritable prestige : on les regardait comme des gens farouches, mais justes, et cette réputation n’était pas complètement usurpée. Les conquérans mahométans de la fin du moyen âge pratiquaient largement la tolérance religieuse : pendant les deux siècles que dura en Russie la domination tatare, les églises avaient été respectées, et même protégées, les métropoles n’avaient subi aucune vexation. Plus tard, les souverains de la Russie redevenue libre conservèrent un corps de troupes tatares qui jouait le rôle brillant et honoré de la garde impériale actuelle. Dans ces conditions, l’idée de solliciter la protection des Turcs n’avait rien d’étrange.

Quant aux Polonais, il existait entre eux et les Petits-Russiens une longue accumulation de haines intimes que la communauté de frontières et le contact incessant auraient suffi à faire naître ; mais un grief spécial dominait tous les autres : les Polonais, catholiques romains, n’avaient épargné aucun froissement religieux aux Petits-Russiens schismatiques ; ils avaient par exemple abandonné à des Juifs la propriété de leurs églises. Les petits gâteaux de pain sans levain, destinés à devenir, selon la croyance chrétienne, la propre chair de Jésus-Christ, étaient vendus aux fidèles par les Juifs, qui ne livraient aucun de ces pains sans y avoir tracé de leurs « mains impures » une marque avec un petit morceau de charbon. Une population peut oublier les batailles perdues, mais elle ne pardonne presque jamais les humiliations, encore moins les vexations religieuses que lui inflige le mépris du vainqueur.

Il fallait donc choisir entre les Turcs et les Russes. Ces derniers étaient de la même religion, ils parlaient la même langue, ils n’avaient pas encore la puissance formidable qu’ils atteignirent plus tard : on pourrait obtenir leur protection sans craindre de la payer trop cher. Ainsi raisonna sans doute Khmelnitsky. Suivant ses conseils, les Cosaques acceptèrent le protectorat de la Russie en 1654, à la condition expresse, et consignée dans une charte, que leurs libertés intérieures seraient respectées. Mais, si peu qu’on connaisse la nature humaine, on devinera ce qui arriva. La Russie pouvait-elle résister à la tentation de devenir maîtresse absolue dans ces riches provinces ? Du reste cela se serait fait tout seul. Les représentans d’un pouvoir central ont toujours quelque dédain pour les fonctionnaires nommés à l’élection : les atamans et les kochovy ne pouvaient éviter des conflits avec l’autorité « protectrice », et la Russie ne tarda pas à remplacer par des fonctionnaires moscovites ces embarrassans personnages.