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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

développa en lui que plus tard. Pour le moment, le goût de la peinture l’envahissait tout entier.

Son maître voyageait beaucoup, et remmenait avec lui à Vilna, à Kief, à Poltava. Tarass montait sur le siége avec la mission de fournir à son maître l’eau et le feu. Dans toutes les stations où l’on s’arrêtait, il regardait d’un œil d’envie les images collées sur les murs : c’étaient des portraits de généraux, des héros mythologiques, de truculentes figures de Cosaques. Il copiait ces images, — et quelquefois les arrachait furtivement pour en faire collection. Un soir, — c’était à Vilna, il avait alors quinze ou seize ans, — ses maîtres étaient allés au bal, tout dormait dans la maison. Il alluma une lumière, étala autour de lui sa précieuse collection, et se mit à copier religieusement le cosaque Platof. Les heures s’écoulèrent comme des minutes pendant qu’il se livrait à cette ineffable jouissance. Tout à coup un formidable soufflet le renversa par terre. C’était son maître qui venait de rentrer. Le lendemain, un cocher reçut l’ordre de le fouetter vertement, — non parce qu’il avait dessiné, mais parce qu’il aurait pu incendier la maison, — et cet ordre fut exécuté avec tout le zèle désirable.

Trois ans après, Tarass fut emmené à Saint-Pétersbourg. Comme il n’avait décidément pas de brillantes aptitudes pour les fonctions de laquais, son maître, cédant à ses instantes prières, lui permit d’entrer en apprentissage pour quatre ans chez un barbouilleur qui s’intitulait peintre.

Tarass se mit à la besogne, vivant dans un grenier, mal vêtu, à peine nourri, il se sentait heureux. L’horizon s’agrandissait autour de lui. Il aimait à se promener dans les larges rues de la ville ; bientôt le Jardin d’été fut son lieu de prédilection : il s’y installait des journées entières, copiait les statues, — fort médiocres pour la plupart, — qui s’alignaient à droite et à gauche dans les allées principales. Combien de fois il oublia d’aller se coucher, s’accoudant au quai de la Neva et laissant pénétrer en son âme la douceur infinie des belles nuits blanches du nord ! Une rencontre qu’il fit au Jardin d’été décida de sa vie. Il était occupé à dessiner d’après quelque statue lorsqu’un peintre petit-russien, passant par là, lia conversation avec lui. — Vous devriez faire des portraits à l’aquarelle, lui dit le peintre. — Chevtchenko suivit ce conseil et recommença vingt fois le portrait d’un camarade qui posait avec une merveilleuse patience. Son maître vit un de ces portraits, le trouva ressemblant et fit aussitôt de Tarass son peintre ordinaire. Il lui donna pour modèles ses maîtresses, non pas toutes, mais, comme le raconte Chevtchenko, « celles qu’il préférait », et dans ses jours de générosité il lui donnait jusqu’à un rouble en échange d’un por-