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côtés de nappes d’eau fictives qui charment les yeux, mais qui trompent souvent le voyageur le mieux averti. Comme le Sahara, la Crau a aussi ses oasis ombragées non par des palmiers, mais par des peupliers séculaires, des mûriers, des figuiers, de magnifiques rideaux de cyprès, et rafraîchies par des sources abondantes. Quelque pénible que soit la traversée de cette triste plaine, on ressent une impression étrange au milieu de ce Sahara en miniature qui rappelle assez fidèlement les traits caractéristiques du grand désert africain. » Les sentimens que M. Lenthéric a éprouvés pendant ses voyages, il sait nous les faire partager. Nous finissons par nous attacher comme lui à ces pays malheureux, et nous lui savons gré de nous laisser espérer, à la fin de son livre, que leurs souffrances touchent à leur terme. Le remède leur viendra d’où le mal leur était venu : cet envahissement continu du limon et du sable a fait d’abord leur misère ; à force d’augmenter, il peut arriver à leur rendre la prospérité. Peu à peu, les marais qui les empestaient se comblent, et l’agriculture prend tous les jours possession de ce sol conquis lentement sur les eaux. Ses destinées sont irrévocablement changées, Arles, Aigues-mortes, Frontignan, Narbonne, ne seront plus des ports de mer fréquentés par tous les matelots du Levant, mais la vigne et l’olivier peuvent leur rendre ce que le commerce leur donnait.

Je ne vois qu’un reproche à faire à ce charmant ouvrage, écrit avec tant de soin, si coquettement imprimé, et qui plaît aux yeux autant qu’il contente l’esprit : M. Lenthéric ne s’est peut-être pas assez méfié des légendes douteuses et des chroniques locales. Les savans de petite ville, quand ils racontent l’histoire de leur endroit, ne veulent rien ignorer, il faut qu’ils donnent des raisons de tout, et ils n’hésitent jamais à peupler d’hypothèses les grands vides du passé. M. Lenthéric se met trop volontiers à leur suite ; il a surtout le tort d’avoir trop de confiance en leurs étymologies celtiques : avec le celte, on explique tout, et l’on n’a jamais imagine de langue plus complaisante pour les savans embarrassés. On trouvera sans doute aussi qu’il accepte trop aisément et raconte avec trop d’enthousiasme l’histoire des saintes Maries, ainsi que le voyage miraculeux de Lazare le Ressuscité à Marseille et celui de sa sœur Marthe à Tarascon. Ce sont des légendes qui ne soutiennent pas l’examen et produisent un effet étrange à côté des renseignemens précis que M. Lenthéric a tirés avec tant de bonheur de la géologie et de l’histoire. Ses lecteurs seront unanimes à penser, j’en suis certain, qu’il n’avait pas besoin de ces fables pour nous intéresser aux pays curieux qu’il nous décrit.


GASTON BOISSIER.

C. BULOZ.