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plaignant ? » Répond-il : non ! le juge ajoute alors : « Etes-vous capable de le prouver ? De quelle façon ? — Par serment, » répond le défendant. Le juge commande de cesser de le battre jusqu’à nouvelle épreuve. Sous certains rapports, ce système présente des avantages. Il n’y a pas d’hommes de loi, dans ce pays, pour plaider devant la cour. Chacun plaide sa propre cause. Les plaintes ont la forme de suppliques et sont adressées au duc. On les lui remet en main propre, et le duc rend lui-même les arrêts, conformément à la loi. Pratique admirable, qui oblige le prince à prendre la peine de veiller en personne à l’administration de la justice. Il n’y en a pas moins de grands abus, car le duc est constamment trompé. Cependant, si les officiers sont convaincus d’avoir déguisé la vérité, leur châtiment est exemplaire.

La loi contre les félons et les voleurs diffère aussi de la loi anglaise. On ne peut pendre ici un homme pour sa première offense. On le retient longtemps en prison, quelquefois on le fouette, et il reste en prison jusqu’au jour où ses amis peuvent venir à son aide. Si c’est un voleur ou un félon, — et il y en a beaucoup en ce pays, — la seconde fois qu’il est pris, on lui coupe un morceau du nez et on lui brûle le front ; la troisième fois il est pendu. De cette façon, la paix règne dans le pays. Les Russes, par nature, sont portés à la fraude ; il n’y a que le fouet qui les puisse tenir en bride. Les pauvres sont innombrables. J’en ai vu se nourrir de la saumure des harengs. Il n’est poisson si pourri qu’ils ne mangent. Dans mon opinion, il n’existe pas sous le soleil un peuple aussi dur. »

Un peuple dur, un souverain rigide, voilà ce que Chancelor semble avoir vu avec moins de pitié ou d’indignation que d’envie. Dans Ivan le Terrible, il a pressenti la grandeur des Romanof. La simplicité de cœur s’allie plus qu’on ne pense à la lucidité et à la droiture du jugement. Placez en face d’Ivan Vasilévitch ou Grotius ou Érasme ; vous serez peut-être moins bien renseigné que vous venez de l’être par le brave et honnête pilote de la Compagnie des lieux inconnus. L’empire russe en 1553 n’avait pas encore dévié de sa route. Sa civilisation lui appartenait tout entière ; à la tradition slave il avait tout au plus mêlé quelque emprunt byzantin. Ce ne fut pas Ivan le Terrible qui se chargea de le germaniser. Ivan le Terrible eut pour premier souci, au contraire, de se débarrasser de la tutelle allemande. Les Anglais l’y aidèrent pendant près de trente ans, et jamais politique ne fut mieux inspirée, plus conforme à l’intérêt commun des deux peuples. L’année 1554 se passa toutefois sans que la compagnie pût s’occuper d’une nouvelle expédition en Russie. Le mariage de la reine avec un prince dont on redoutait à la fois les projets ambitieux et l’intolérance religieuse n’était pas un