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voyait trente à la fois autour d’un seul puits, se disputant la corde et le seau, se gourmant du coude et du genou ; il y en eut plus d’un qui tira la baïonnette. Bien des soldats dispersés, au lieu d’entrer à Villafranca, s’étaient portés tout droit sur Goito, si bien qu’il ne restait guère plus que le noyau des corps : le colonel, le porte-enseigne, une bonne partie des officiers et peu de soldats. Les routes étaient encombrées, les officiers avaient fort à faire à prendre leurs hommes par le bras pour les ramener autour du drapeau ; les estafettes à cheval et les aides-de-camp se démenaient pour se frayer un chemin sans écraser personne. Au centre de la place s’étaient groupés les colonels et les officiers d’état-major, qui s’interrogeaient anxieusement, donnant des ordres qu’il révoquaient aussitôt pour en donner d’autres. Tous échauffés, haletans, plusieurs abattus, abîmés dans une consternation qui faisait peur. Enfin, suivi d’une trentaine de soldats qui durent défiler un à un entre une colonne de voitures et les dernières maisons de Villafranca, je pus gagner la campagne. Sur la route de Goito, je finis, non sans peine, par rejoindre mon bataillon, réduit à deux cents soldats ; la nuit devint sombre, et la voie était encombrée de prolonges d’artillerie et de munitions qui s’arrêtaient à chaque pas. Il fallait du bonheur pour ne pas se fendre la tête contre un timon ou ne pas se rompre les jambes sous des roues. A chaque pas, des bornes ou des monceaux de pierre, des chars renversés au milieu du chemin, des havre-sacs ouverts ? des hardes ou des provisions dispersées ; de loin en loin, la voiture d’un cantinier surmonté d’un falot, arrêté sur la route et enveloppé de soldats qui barraient le passage aux survenans. De temps en temps, un canon de fusil vous entrait dans les yeux, ou un cavalier vous donnait un coup de genou dans les épaules. Les artilleurs vociféraient contre les charretiers ahuris qui obstruaient la chaussée ; les officiers tonnaient contre les soldats qui, loin de se rallier, montaient et descendaient continuellement de la route aux champs et des champs sur la route, quand ils ne roulaient pas sous les véhicules et dans les fossés.

La fatigue et les émotions de la journée avaient épuisé mes forces, j’étais comme mort. J’avisai une place vide sur un char d’artillerie ; les artilleurs se rangèrent un peu, je m’assis entre eux et je m’endormis. Je m’éveillai à l’aube du jour ; il pleuvait, et j’avais mes habits mouillés ; le ciel était voilé d’un grand nuage égal qui nous promettait la pluie pour toute la journée. La campagne était couverte de soldats qui marchaient lentement, tête basse, les yeux à terre. Un grand nombre d’entre eux, pour se défendre contre la pluie, s’étaient drapés dans la toile de leurs tentes ; beaucoup d’autres, qui avaient perdu leur havre-sac, s’abritaient sous la toile de leurs camarades, et ces pauvres gens marchaient ainsi deux à