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d’école et qu’on les faisait sortir des rangs un à un, et marcher seul au bruit du tambour, avec des mouvemens de jambes bien raides et bien lents, comme ceux des marionnettes, le conscrit décontenancé ne put faire un pas sans osciller, trébucher ou prendre des attitudes grotesques dont ses compagnons s’amusaient fort. Survint le capitaine, qui lui dit : — Vous êtes le plus vilain soldat de la compagnie. — Des fillettes, qui assistaient aux exercices, se mirent à rire aux éclats. L’Abruzzais devint rouge jusqu’à la racine des cheveux, et rentra dans les rangs en grinçant des dents comme un chien enragé.

Un jour, dans la rue, le soldat causait avec une fille. Il ne vit point passer le capitaine, qui, se figurant sans doute que l’homme n’avait pas voulu le saluer, lui lava la tête devant la fille et beaucoup de gens qui étaient là. Le pauvre homme en fut si honteux qu’il alla se cacher et ne se montra plus dans la rue. De là une rancune qui grossit, s’aigrit de jour en jour et qu’il devint impossible de dissimuler. Le capitaine grondait-il un homme, l’Abruzzais se mettait à tousser et à frotter du pied la terre pour faire un bruit irritant, puis il levait les yeux au ciel, comme pour suivre les nues, quand le capitaine agacé le regardait. Si le capitaine avait soif et qu’un soldat lui tendit sa gourde, l’Abruzzais se mettait à ricaner et, prenant le soldat à part, lui chuchotait à l’oreille : — Imbécile ! — Quand le capitaine l’interpellait, l’Abruzzais faisait semblant de ne pas entendre, roulait les yeux comme un fou, hochait la tête ou lançait de ses paupières mi-closes un éclair de rire malin, en tordant la bouche et en avançant la lèvre inférieure ; puis toujours ce visage sombre et ces yeux regardant de travers.

Un soir sur la place d’armes, pendant les exercices, un major adressa tout haut un reproche au capitaine, qui regarda aussitôt les figures de ses hommes ; celle de l’Abruzzais était dans la jubilation. — Canaille ! — cria l’officier hors de lui, qui marcha droit au subalterne trop allègre, et lui mit ses deux poings sous le nez. Le soldat pâlit, et, se tournant vers son voisin, il murmura : — Un jour ou l’autre… — puis, après quelques mots dits à voix basse : — … aussi vrai que je suis Abruzzais. — Rentré au quartier, il jeta contre le mur son sac et sa gamelle. Survint le capitaine. — Sergent, cria-t-il, mettez-moi cet homme en prison 1 — Le soldat mordit ses draps en rugissant et se donna des coups de poing à la tête. Deux ou trois de ses camarades, se jetant sur lui, le saisirent et le retinrent : — Mais que fais-tu ? Qu’as-tu donc ? Est-ce que tu deviens fou ?

Il existe, dans la vallée du Tronto, un passage fort étroit entre deux montagnes qui, montant très haut, croulent en petites vallées, en escarpemens très raides, en ravins obscurs et profonds, et