Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poussent leurs pentes rocheuses jusqu’au bord du torrent. Entre l’eau et la pente, le terrain, est tout gravier, cailloux ou roches énormes tombées du sommet : plus haut commence une confusion de bois épais, de grands trous et de précipices où l’on arrive par des montées sans chemins : tout au plus quelque sentier s’accroche et grimpe à force de coudes et de zigzags et va se perdre dans les broussailles. De loin en loin se montre une maison tapie dans les roches ; partout ailleurs la nature vierge, dans toute sa sauvagerie et sa crudité. Un soir d’automne, sous une pluie fine, une patrouille s’était engagée dans ce passage ; les soldats marchaient l’un derrière l’autre, montant, descendant et serpentant selon les mouvemens du terrain, avançant avec précaution, sans dire un mot, la tête baissée et le fusil sous l’aisselle. Tout à coup, le soldat qui marchait devant et qui précédait d’une quarantaine de pas son camarade le plus proche, vit pointer trois têtes par-dessus une roche et au même instant luire trois fusils et trois éclairs. Il sentit son képi quitter son front et entendit siffler deux balles à ses deux oreilles. Aussitôt après trois brigands tombèrent sur lui. Le soldat déchargea son arme ; un des bandits tomba en avant en poussant un cri. Le soldat courut au second, dont il écarta d’une main la carabine, tandis que de l’autre il lui plongeait une baïonnette dans le ventre. Restait le troisième, qui, prenant l’offensive, empoigna d’abord le fusil du soldat et leva sur lui un poignard ; mais, abandonnant son arme, le bon fusilier ne perdit pas la tête. Saisir de la main gauche le poing armé du malandrin, lui entourer le cou du bras droit, s’enlacer à lui comme un serpent et lui déchirer des dents l’oreille fut l’affaire d’un seul mouvement : le mordu poussa un cri de bête fauve. Alors commença une lutte à faire peur. Les deux hommes s’étaient pris à bras le corps et cherchaient à se renverser l’un l’autre : un faux pas eût été mortel, un grand espace de terrain, battu par leurs piétinemens, n’était plus que trous et bosses, les cailloux jaillissaient de tous côtés sous leurs coups de talon. Les lutteurs s’étreignaient, se secouaient violemment, se quittaient pour se reprendre avec une rapidité que le regard ne pouvait suivre ; ils se frappaient du poing, du coude et du genou, se déchiraient des dents et des ongles, haletant, s’ébrouant, avec des grognemens de rage qui n’avaient plus rien d’humain, les yeux dilatés et enflammés, la bouche écumante et saignante, ouverte et tordue par les contractions convulsives des mâchoires qui grinçaient. Enfin le brigand s’affaissa comme une lourde masse ; le soldat était sur lui, le genou plié, et des deux mains lui serrant la gorge ; il reçut du poing armé qui s’était dégagé pendant la chute une profonde entaille au bras gauche, mais en même temps il soulevait la tête du bandit et la fit retomber violemment contre une pierre, en