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il la considérait attentivement. La femme, de son côté, ne tenait pas ses yeux tranquilles. Elle mesurait le cavalier, l’inspectait dans tous les sens, pliait la tête, penchait tout son corps à droite et à gauche et se levait sur la pointe des pieds, cherchant à découvrir le numéro du régiment. Elle se dandinait, se trémoussait, se frottait les mains et ne pouvait rester un moment en place. La tension, la vivacité de son regard, le frémissement de sa bouche laissaient voir un contentement timide et anxieux, un désir inquiet qu’elle ne pouvait se résoudre à exprimer : c’est du moins ce que crut voir le capitaine. Il rendit le verre et dit avec un air d’indifférence : — y a-t-il une de ces femmes qui ait un fils soldat ? — Moi, répondit vivement celle qui avait apporté l’eau fraîche. J’en ai un, fit-elle en levant le pouce, qu’elle tint en l’air, et elle attendit, droite comme un piquet. — Dans quel régiment ? — demanda le capitaine. La femme indiqua le régiment, puis, avec un grand flux de paroles : — Où est-il, monsieur le colonel ? Le connaissez-vous ? L’avez-vous vu ? — Moi, non, mais comment se fait-il que vous ne sachiez pas où il est ?

Ici la femme fit un long discours plein de jérémiades contre l’administration, contre les facteurs qui ne distribuent pas les lettres des pauvres gens, contre les officiers qui tolèrent ces injustices. La philippique finit par se noyer dans un torrent de larmes. Le capitaine baissa le bord de son bonnet et montra le numéro de son régiment. — Votre fils est tout près d’ici, dans Ascoli, dit-il à la bonne femme. Il vous attend, vous le verrez demain.

Le lendemain matin, le soldat d’ordonnance, qui avait reçu les ordres du capitaine, alla se poster à l’angle d’une rue qui débouchait sur la grande place. Il vit venir à pas lents une vieille femme en habit de gala : deux grandes boucles en or aux oreilles, un gros chapelet de corail autour du cou et la jupe peinte de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle marchait en regardant autour d’elle avec un air de curiosité, de bonne humeur et de vive surprise. Dès qu’elle fut abordée par le soldat, elle abonda en paroles : « Et mon fils ? n’est-il pas ici ? Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas venu à ma rencontre ? Ne lui a-t-on pas dit que je viendrais ? Dites-moi vite où il est, mon bon jeune homme. Menez-moi tout de suite auprès de lui. — Eh ! un moment ! dit le soldat, un peu de patience ! Il faut attendre une demi-heure. D’ici là, vous verrez, une parade que doit faire ici le régiment. — Une demi-heure, Dieu bon ! comment ferai-je pour attendre une demi-heure ? — Il le faut bien, nous causerons en attendant. — Jésus, Marie ! une demi-heure ! mais, dites-moi, les soldats doivent venir ici, sur cette place ? — Assurément. — Je le verrai donc tout à l’heure, je pourrai lui parler. — Cela ne se peut pas, ma bonne dame. — Mais il y a deux ans que je