Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour bien chanter, la voix était un obstacle. Quoi qu’il en soit, le mot de Scribe a du bon, et vous pourrez en vérifier la justesse en regardant un soir le spectacle de derrière le carreau d’une loge. Quant à moi, l’essai m’a toujours réussi, et je ne doute pas que Tartufe et Hamlet, étudiés de ce poste d’observation, ne vous apparaissent comme deux admirables pantomimes. Cet art du geste, dont l’homme qui peut-être a jamais le mieux connu le mécanisme de la scène voulait qu’on se servit en quelque sorte comme d’un étalon, cet art-là est bel et bien une forme dramatique sui generis et qui, appliquée aux sujets de la mythologie antique et moderne, peut donner des résultats charmans.

Il semble en effet que cette langue muette soit la seule qui convienne à la famille des esprits élémentaires disséminés dans l’azur transparent, dans le cristal des flots ou dans la profondeur des mines : dryades, nymphes, sylvains, ondines, sylphes et kobolds ! Dès que vous les faites parler, vous tombez dans le grotesque de la féerie, tandis que le ballet laisse à l’illusion le libre espace et permet aux idéalités de flotter dans l’air sur les ailes de la musique. Du reste, cette langue du silence possède tout comme une autre ses chiffres et sa notation, et ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle chorégraphie. Au dernier siècle, et je crois même pendant les premières années de celui-ci, la partie chorégraphique d’un ballet ou d’un opéra, fidèlement et précieusement transcrite en caractères spéciaux, était conservée dans les archives du théâtre, ni plus ni moins que les grandes partitions du répertoire. Le malheur veut que depuis quarante ans cet usage se soit perdu, de sorte que s’il prenait fantaisie au directeur actuel de remettre à la scène certains ouvrages dont le succès est resté légendaire, la Sylphide ou le Diable boiteux par exemple, il faudrait tout régler à nouveau, figures, pas et pantomimes, et pourtant les deux illustres interprètes des ouvrages que je viens de citer, Marie Taglioni et Fanny Elssler, sont encore de ce monde ; mais l’une et l’autre seraient incapables de vous aider, car les jambes ont aussi leur mémoire, paraît-il, et cette mémoire-là s’efface comme celle du cœur.

Naguère, lorsqu’on reprit Herculanum, cette difficulté se présenta : on retrouva bien la musique, mais ce qui se dansait, ce qui se mimait sur cette musique était devenu lettre morte, et l’unique moyen de sortir d’embarras fut de recommencer sur nouveaux frais. On aurait donc moins de peine à reprendre aujourd’hui un ballet de l’époque de Gardel, qu’à rééditer tel intermède fameux de Mazillier ou de Coraly, ce qui nous oblige à faire du neuf, tout retour nous étant fermé de ce côté vers les carrières du passé. Inventer en pareille matière, chose plaisante à dire, mais au demeurant très malaisée ! Ici en effet rien de plus restreint que le champ de manœuvre ; quand vous avez épuisé la fable antique force vous est de recourir aux légendes du moyen âge. En dehors du