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peu railleuse sous un air de bonhomie apparente, curieux des livres nouveaux et des mouvemens d’idées qui pouvaient se produire en dehors de ce cercle distingué, mais restreint, où le confinaient ses habitudes et ses goûts. Ce qui frappait le plus, au premier abord, dans ce milieu qu’on aurait cru inspiré et dirigé par une pensée unique, c’était l’accent libre et varié des différens esprits, souvent de la même famille, qui s’y rencontraient. C’est la marque ineffaçable de ce salon dans le souvenir de tous ceux qui l’ont traversé. Nulle part ailleurs on n’aurait trouvé dans Paris, avec le même fonds d’idées générales et la même culture, une plus franche diversité d’opinions, surtout en matière philosophique et religieuse. Les nouveaux venus, même quand ils n’apportaient aucune illustration du dehors, n’avaient aucun effort à faire pour surveiller leur manière de penser ou de sentir et ne pas heurter celle de leurs hôtes. On ne leur demandait que d’être eux-mêmes et on leur savait bon gré de l’élément de variété qu’ils introduisaient ; on se donnait la peine d’étudier leurs idées et d’observer les nuances de leurs jugemens ; on les encourageait à penser tout haut par cette curiosité courtoise et ces interrogations discrètes qui étaient une sorte d’invitation à produire leur pensée dans sa sincérité et dans sa mesure. Noble et délicate hospitalité de l’intelligence, qu’exerçait avec l’instinct du plus libéral esprit le duc de Broglie, déjà vieux quand j’eus l’honneur de le connaître, mais dont l’activité intellectuelle ne s’était jamais montrée plus grande ni déployée plus à l’aise dans la sphère des idées pures. À cette époque, éloigné de la politique active depuis près de quinze années, grande mortalis œvi spatium, il ne s’en désintéressait pas assurément, comme l’a bien prouvé le livre qu’il a intitulé Vues sur le gouvernement de la France, véritable testament de l’homme d’état et programme définitif de cette école libérale et constitutionnelle qui cherche ses modèles au-delà de la Manche sans se résoudre à passer l’Atlantique. — Cependant on sentait qu’à mesure qu’il avançait vers les sommets de la vie, le noble vieillard, embrassant sous son regard plus de ciel et de lumière, plaçait plus haut l’objet de ses méditations. C’est le problème religieux, sous sa forme scientifique et dans son rapport avec la philosophie, qui attirait les derniers efforts de cette pensée si ferme, jamais plus vigoureuse qu’à ce moment de sa vie, plus sûre de sa méthode, plus maîtresse d’elle-même, plus assurée dans sa dialectique et dans ses conclusions. Il est resté du travail de ses dernières années un ouvrage considérable, un monument qui, s’il est publié un jour, comme nous l’espérons, étonnera, par l’ampleur de ses lignes et la solidité de ses constructions, l’activité languissante et si vite découragée des générations nouvelles. Le point de vue d’où procède l’œuvre est d’une