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l’armée anglaise au plateau de Maupertuis, ni disposer convenablement leurs troupes, les fautes qu’ils commirent ont eu leurs circonstances atténuantes. Il n’était pas alors aussi facile à des officiers français de se renseigner qu’il le leur serait aujourd’hui dans pareille occasion. On ignorait au XIVe siècle l’usage des cartes, et il était malaisé d’interroger les gens du pays, qui se cachaient à la vue des armées royales, car ils craignaient pour leurs bestiaux, pour leurs grains, pour tout ce qu’ils possédaient ; outre que les gens d’armes faisaient d’ordinaire main basse sur ce qui était à leur convenance en vertu du droit de prise, là où était le roi celui-ci pouvait s’approprier l’avoir de ses sujets.

On s’explique donc la reconnaissance imparfaite d’Eustache de Ribemont, qui eut pour le roi Jean et ses troupes des conséquences si funestes. Tous nos historiens ont répété que cette défaite fut le tombeau de notre meilleure chevalerie. Froissart dit en effet qu’elle coûta la vie à 33 bannerets, à 600 ou 700 hommes d’armes, chevaliers ou écuyers ; 17 comtes y furent faits prisonniers, sans compter les barons, les chevaliers et les écuyers qui tombèrent aux mains de l’ennemi. Jean n’y fut pris qu’après s’être battu comme un désespéré ; il sembla chercher la mort plutôt que se défendre. Mais les Anglais tenaient à prendre vivante une si riche proie. La presse devint telle autour de lui, que le roi ne pouvait faire un mouvement. Un de ceux qui s’efforçaient de se rendre maîtres de sa personne lui cria : « Je suis Français et originaire du pays d’Artois ; je m’appelle Denis de Morbecque. » Jean se rendit de préférence à ce chevalier et lui tendit son épée. Le prince de Galles donna à Morbecque 2,000 nobles en récompense.

Le vieux renom de nos chevaliers avait reçu un coup dont ils semblaient ne pouvoir jamais se relever. A Paris et ailleurs, le peuple, qui ne pouvait s’expliquer qu’une si belle armée eût pu être vaincue par une armée fort inférieure en nombre, accusait la noblesse d’avoir trahi en masse. La journée du 10 septembre 1356 avait mis la France à la merci des Anglais, mais il lui restait encore assez de braves pour la venger. Du Guesclin ne se trouvait pas à la bataille de Poitiers. En 1356, il continuait de servir sous les ordres de Pierre de Villiers, qui ne quitta que plus tard Pontorson. Son nom, de la Bretagne, où il était déjà populaire, allait se répandre dans toute la France et retentir comme un cri d’espérance pour la réconforter ; ce fut en effet seulement au commencement d’octobre 1356 que le duc de Lancastre mit le siège devant Rennes, où, ainsi qu’on l’a vu, le capitaine breton se montrait un si redoutable adversaire des Anglais.