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la circonstance d’un jour ; par un mouvement presque insensible, l’auteur s’élève de l’incident à l’idée générale et son style reçoit l’empreinte des vérités durables.

J’ai hâte d’arriver à l’écrit le plus considérable qu’ait laissé M. Doudan, les Révolutions du goût, un opuscule d’une centaine de pages, où la pensée est tellement pressée et condensée en vives formules, qu’il y a là de quoi alimenter bien des écrivains et enrichir plusieurs volumes. Avec son indifférence pour la renommée, M. Doudan avait donné ce petit ouvrage en manuscrit à M. Auguste Poirson, l’un de ses plus anciens amis. Après la mort de M. Poirson, sa veuve a eu l’excellente idée de faire tirer quelques copies lithographiées du manuscrit et c’est peut-être à cette précaution que le précieux opuscule devra d’être sauvé ; il en valait bien la peine. C’est là que M. Doudan a donné la mesure de sa force inventive et de la finesse originale avec laquelle il conçoit et expose ses idées. Les défauts de cet esprit s’y montrent aussi, il a tellement l’horreur du commun qu’il arrive à paraître subtil, parfois même obscur. Une logique secrète gouverne l’œuvre ; il est vrai qu’elle n’est pas toujours facile à saisir, elle dévore les transitions et les faits. Si l’auteur n’avait pas pris soin de faire lui-même des résumés de sa pensée et de nous avertir, en marge du texte, de la suite et de la Maison des idées, nous serions souvent embarrassés pour en reconstruire l’ordre. Dans la rapide analyse qui va suivre, nous nous tiendrons aussi près que possible de l’auteur, de sa pensée, de son style même. C’est l’accent très personnel de cet esprit que je veux faire sentir ; c’est sa physionomie que je veux rendre.

Il semble que l’idée, première de l’ouvrage soit née de cette question qui revient souvent dans sa correspondance : Pourquoi, la Nouvelle Héloïse, après avoir ému tout le XVIIIe siècle, est-elle aujourd’hui si peu en faveur ? Pourquoi, après avoir passionné deux ou trois générations, dit-elle si peu à la jeunesse de nos jours ? — Ce n’est là que l’occasion présumée de la recherche. Si la question s’est posée tout d’abord sur cette forme, elle s’est aussitôt étendue et agrandie. Comment se fait-il que certains ouvrages, les plus en vogue aux siècles précédents, pâlissent et s’altèrent si vite ? Quelles sont les raisons qui les font décliner dans l’estime, ou du moins dans le goût du public ? Enfin quelle est la loi ou quelles sont les lois complexes qui règlent la destinée des ouvrages de l’esprit ?

Il y a une réponse générale à cette question, c’est que le passé, hommes et livres, est bien loin d’avoir pour nous, soit la clarté, sait la vivacité de ce qui est de notre temps. Au fond, on n’entend bien que son temps, que sa langue, que ses contemporains. L’homme du passé devient bientôt pour l’homme du présent un étranger qui parle une langue étrangère ; mais cette réponse est