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anxieux pour les destinées du pays toutes les fois que le peuple entre en scène. Il raisonne à merveille sur tout cela, avec un bon sens ferme que rien ne désarme. Maintenant qu’à ces principes et à ces sentimens, qu’il défend si bien, se joigne une part d’illusion et de parti-pris, qui pourrait s’en étonner dans une suite aussi mobile et contradictoire que l’histoire de ce demi-siècle qu’il a vue se dérouler sous ses yeux ? Quelle société particulière n’a pas ses aveuglemens et ses préjugés, qui apparaissent surtout à une certaine distance des événemens, dans la perspective de l’histoire, au-delà des agitations et par-dessus la poussière de l’heure présente ? Lui-même savait et sentait cela ; nul n’a mieux peint l’esprit et la physionomie des sociétés restreintes, ni mieux analysé ce qui entre d’esprit de coterie dans les relations les plus distinguées. « Avant tout, écrit-il quelque part, (et l’on voit errer un fin sourire sur ses lèvres pendant qu’il écrit), avant tout, ne tirons pas sur les nôtres. Tout compté, notre société intellectuelle à nous est infiniment supérieure par l’élévation, la portée, l’étendue, l’esprit véritable, à toutes les autres qui bavardent présentement. Ne concédons à personne l’infériorité de nos amis sur un point quelconque. Les petites gens en abusent… Je tirerai toujours sur ceux qui voudront attaquer une tente du camp que j’habite. » Et réunissant, dans ce camp où il s’est fixé, des noms que la politique devait séparer plus tard, il ajoute : « Qui me dira, hors du cercle de mes amis particuliers, que M. de Rémusat ou M. de Lasteyrie, ou M. Guizot, ou M. de Sacy, ont tel ou tel défaut, aura affaire avec moi, dans ma faible capacité de nuire. Il faut vivre et combattre et finir avec les siens ; et es siens, ce sont ceux qui ont le plus décidément vos instincts. » Il ne manque ici qu’un mot : les relations, qui souvent nous trompent sur nos instincts et qui créent une communauté d’intérêts, une foule de petits groupes unis par des complaisances secrètes d’admiration que l’opinion et la raison publique ne ratifient pas toujours.

C’est là le péril. Que M. Doudan n’y ait jamais échappé, je n’en jurerais pas ; mais il avait en lui une faculté d’analyse et ce qui s’y joint d’ordinaire, une puissance d’ironie, bien que voilée et tempérée par toute sorte de bienséances, qui ont fait certainement contrepoids à ces entraînemens et l’ont arrêté le plus souvent sur la pente. On s’en aperçoit, et de reste, à l’indépendance de sa pensée. Sauf quelques points réservés, il pratiquait une liberté d’opinion qui tranchait avec les convictions très fermes et l’esprit scientifiquement religieux du milieu où il vivait. Je ne dirai pas qu’il fût un sceptique, ce gros mot l’aurait fait sourire ; c’était un voltairien tempéré, un voltairien sans libertinage d’esprit, tenant pour quelques principes qu’il considérait comme essentiels et en dehors