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ne sais, écrivait-il, où les jeunes gens ont aujourd’hui la tête de trouver cela beau. En d’autres temps, on en aurait pris un violent mal de cœur. Des vilenies réfléchies dans la malpropreté tranquille du ruisseau de la rue ne sauraient faire un beau tableau. Voltaire expliquait drôlement que, bien que tout fût dans la nature et lui aussi, il croirait pourtant malséant de montrer tout ce qui était dans sa nature. Je ne crois pas que nous soyons, comme on dit, en véritable décadence, car l’esprit a acquis bien des qualités nouvelles et précieuses depuis cinquante ans ; mais nous sommes dans cet âge désagréable d’une croissance difficile où les enfans prennent l’air de singes[1]. » — Voulez-vous voir une critique bien délicate de la littérature sans nuances ? Lisez la page écrite à l’occasion du Juif-Errant : « Des hommes noirs, dans une maison noire, uniquement occupés de noirceurs, cela n’a pas le sens commun, ce n’est pas ainsi que l’on peint les êtres vivans, M. Eugène Sue n’a donc pas lu Machiavel ? Quand on veut nuire aux gens, la première chose à faire, c’est de prendre à leur égard un grand air d’impartialité. Il faut leur donner au besoin quelques vertus ; il faut rester en deçà de la vérité dans sa peinture du mal, afin de faire dire au lecteur indigné : « Mais il ne dit pas tout ; ces gens-là sont dix fois pires ! » C’est, je crois, le grand artifice de la polémique d’éveiller la colère et de ne pas la satisfaire complètement. Les hommes qui ont beaucoup d’autorité naturelle parlent à voix basse ; c’est une image de la manière dont il faut s’y prendre en littérature pour agir sur les autres[2]. »

On n’en finirait pas si l’on voulait tout recueillir, tout citer dans ces pages où les idées éclosent à chaque ligne, sous vos yeux, se pressent en foule devant votre esprit, se disputent votre choix et votre goût. Je me contenterai d’indiquer des réflexions bien justes et pénétrantes sur le caractère de la société contemporaine, sur sa sensibilité plus musicale que littéraire et philosophique, parce que son tempérament est nerveux et la prédispose aux sensations vagues plutôt qu’aux idées ; sur la vraie méthode du travail intellectuel, sur l’usure et l’effacement de notre personnalité au contact du monde comme enveloppé dans un grand lieu-commun, qui abat et attriste les imaginations d’un ordre distingué ; sur la nécessité des grands silences et des solitudes intermittentes qu’il faut se créer de temps en temps pour lutter contre les momens de sécheresse intellectuelle et donner le temps de se refaire aux sources intérieures épuisées par la conversation et par la vie ; enfin, sur l’inconvénient

  1. Lettre à M. Piscatory, 12 juin 1857.
  2. Lettre à M. Poirson, 4 décembre 1844.