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Dans une lettre écrite à M. Havet, au milieu des témoignages les plus flatteurs de son approbation, Vîguier ne peut s’empêcher de protester contre une phrase des Origines du christianisme qui semble insinuer, sous forme d’hypothèse, qu’un temps viendra où l’histoire des religions en général, et à plus forte raison celle d’une religion particulière, ne sera que l’étude d’un accident perdu en quelque sorte dans la suite de la vie du genre humain. « C’est suivant moi, dit-il, un grave contre-sens de la science incrédule, de se regarder comme militante en face des nations, et c’est à quoi elle ne manque jamais, tant qu’elle ne considère pas comme subsistante et nécessaire à toujours dans ce monde la dualité d’une pensée qui dans son domaine nie tout ce qu’elle a le droit de nier, et d’une sensibilité qui voudra toujours affirmer ce qu’il lui faut, ce qu’elle veut… Le phénomène le plus éclatant et qui ne cesse de me démontrer combien est impérissable la vie des églises, au lieu de n’être qu’un accident perdu dans la suite de la vie du genre humain, c’est de voir précisément, surtout chez les races protestantes, la critique et la philosophie passer et repasser sans cesse sur les traditions et les dogmes, exténuer les données mystiques jusqu’à les faire disparaître toutes, à ce qu’il semble, et pourtant le christianisme conserver et raviver toujours son nom, ses habitudes, son esprit, son zèle, son langage plus ou moins littéralement interprété. Qu’importe qu’on soit manichéen, arien, unitaire, adversaire du miracle ! Quand il semble ne rester plus rien d’un système chrétien et de l’Évangile, il en reste toujours assez pour constituer et soutenir une église, une prière, une piété publique et privée variable selon les âges, les conditions de la vie et ses vicissitudes. »

La correspondance de Viguier, malheureusement trop rare, abonde ainsi en vues originales, où dominent surtout le sentiment des nuances délicates et le désir de se défendre des opinions extrêmes. Parmi les lettres les plus intéressantes qu’il ait écrites, il faut citer en première ligne, comme l’avait deviné Sainte-Beuve, celles qui sont datées d’Allemagne. Toute cette partie de la correspondance appartient à l’époque la plus remarquable de l’existence de Viguier. La curiosité de l’esprit, qui avait été l’inspiration principale de sa vie, qui l’avait même empêché de fixer sa pensée dans quelque œuvre durable en l’attirant sans cesse vers des études nouvelles, l’entraîna sur le tard dans une entreprise qu’on n’aurait guère attendue d’un homme de soixante ans. Mis à la retraite sur sa demande, inspecteur-général honoraire de l’Université, désormais libre de son temps, jouissant d’une fortune indépendante et sans charges de famille, il s’avisa en 1852 de retourner en Allemagne, où trente années auparavant il avait vu Wolf et Goethe, de se refaire étudiant et de s’asseoir sur les bancs des universités pour se familiariser avec toutes les richesses de l’idiome germanique. Il lisait les livres des Allemands ; il voulut parler leur langue et causer avec eux, chez eux.